L’un des intérêts de la pratique d’une activité sportive compétitive, qu’elle soit individuelle comme l’escrime, le tennis ou la course, ou bien collective comme le football ou le basket, c’est la possibilité de se mesurer aux autres ; même si, comme je l’évoquais dans un précédent article sur l’apprentissage de la défaite par la compétition, une conception des relations basée sur un étalonnage permanent est inadaptée, tout comme l’est celle qui consiste à nier la rivalité et les rapports de pouvoir. Se mesurer, se comparer, se différencier, sont des activités fertiles dans la construction du narcissisme ; il y a là un mouvement qui vise à intégrer la reconnaissance de l’autre en coexistence avec le maintien de soi.
Mon père, ce rival
Quand j’avais cinq ans, je me souviens d’avoir fait l’expérience de cette oscillation particulière entre l’autre et moi. Mon père, en réponse sans doute à une question que j’avais posé quant à la vitesse, et dans son désir de me transmettre sa passion pour les mathématiques, avait proposé que nous courions le plus vite possible chacun à notre tour, sur une distance mesurée dans le jardin. Pendant que l’un courait, l’autre devait chronométrer sa performance. L’outil d’évaluation choisi, s’il n’était pas le plus précis, était cependant le plus adapté à mon âge : la course était mesurée en comptant à voix haute.
Puis, à l’aide d’une calculette, nous avions découvert la vitesse à laquelle nous étions capables de courir, ramenée en kilomètres par heure. Comme mon père n’était pas idiot, il n’avait pas tenté de me cacher la vérité : j’ai donc découvert que j’allais beaucoup moins vite que lui.
J’étais à la fois admiratif de la vitesse extraordinaire qu’il était capable d’atteindre en comparaison de la mienne, à la fois envieux et vexé. Je ressentais à la fois mon immaturité, mon incapacité, mais également mon potentiel : puisqu’il y arrivait, sans doute pourrais-je y arriver un jour à mon tour. Je me sentais très petit comparé à lui, mais il avait été capable de me faire comprendre que ma vitesse obtenue, au regard de mon âge, était probablement aussi performante que la sienne. Bref, mon premier souvenir de compétition sportive s’était plutôt bien déroulé.
Plus tard, nous avons eu souvent l’occasion de nous mesurer dans différents jeux et sports. J’ai fini par le battre parfois, au prix de maints efforts, mais me suis souvent fait la réflexion qu’alors que j’avais un meilleur niveau que lui sur certaines de nos activités, il était tout de même étonnant qu’il gagne quasiment à tous les coups. J’avais l’impression de devoir réaliser le match parfait pour le battre au ping pong, par exemple, alors que je gagnais contre des adversaires plus forts que lui. Plus tard, la même chose s’est répétée en escrime face à mon maître d’armes : quelle énergie fallait-il déployer pour – à son tour – le faire ployer !
Tuer le père, petit tour chez Freud
Si j’ai réussi à trouver des ressources alternatives à Freud pendant une dizaine d’articles, comment faire cette fois pour parler de rivalité au père sans évoquer le complexe d’Œdipe ?
Cependant, si Œdipe tue effectivement son père dans la tragédie de Sophocle, et s’il est tout à fait normal pour un enfant d’avoir des pulsions meurtrières envers le sien, leur mise en œuvre est interdite dans la réalité.
Il faut tuer le père, entend-on à tout bout de champ, chacun s’étant emparé de cette expression d’origine psychanalytique et l’ayant simplifiée à outrance. Le tuer, oui, mais symboliquement ! Quoi de plus évocateur du point de vue du symbole qu’un match de tennis, et plus encore, d’un combat d’escrime, qui rappelle des heures auxquelles nos pointes n’étaient pas mouchetées ? Du pain béni pour sublimer ses pulsions !
Et si l’exercice qui consiste à battre son père/entraîneur est si difficile parfois, c’est parce que même si je deviens capable de le faire parce que j’en ai les capacités, mais également parce que j’ai suffisamment intégré le fait que le battre ne le tuera pas pour de vrai, encore faut-il qu’il en soit convaincu lui aussi. Autrement dit, si ma difficulté à dépasser mon entraîneur/père rencontre sa fragilité narcissique, cela risque fortement de m’inhiber suffisamment pour que je ne m’autorise pas à gagner. Peut-être en mourrait-il, finalement.
La fragilité du côté de l’entraîneur
Évidemment, à moins d’être pervers ou particulièrement fragile, ce qui revient d’ailleurs au même, l’objectif de tout entraîneur consciencieux est de former des élèves capables de le battre un jour à plates coutures. C’est en tout cas ce qui ressortira de son discours si on l’interroge. Mais à un niveau inconscient, le cauchemar de tout entraîneur pourrait bien être que ses élèves le battent réellement.
Tout est dans la nuance. Former des élèves capables de me battre, pourquoi pas, tant qu’ils ne s’avisent pas de le faire pour de vrai ! Comment assumer la défaite devant les autres, et pour moi-même ? Comment conserver mon autorité après ça ?
Il y a des solutions, comme ne jamais laisser de place à la confrontation, ce qui laissera l’interrogation en suspens et suscitera le fantasme. C’est très bien aussi, et si je ne me sens pas capable en tant qu’entraîneur d’autoriser mon élève à me battre à la régulière, alors cela vaut peut-être mieux. Mais cela privera également les athlètes d’une étape importante, celle qui consiste à être conscients qu’ils ont réussi cette fois à élever leur niveau au-dessus du mien, celle qui consiste à se dire : « ça y est, cette fois je suis devenu plus fort que lui ».
Est-ce que cette sensation sera grisante, si grisante que l’élève deviendra imbus de lui-même au point de ne plus être capable de se remettre en cause ? Ou bien si angoissante qu’il perdra contre moi la fois d’après et toutes les suivantes, afin de ne surtout plus avoir à l’éprouver ?
De toute façon, il y a certains cas où la question ne se pose pas. Quand on entraîne les meilleurs athlètes au monde, comme Teddy Riner, on se fait très vite à l’idée qu’il ne sert à rien de se mesurer à eux.
A l’inverse, un ancien champion olympique tout frais reconverti n’aura pas de mal à faire une démonstration de force face à ses élèves, en tout cas pendant les premiers mois d’entraînement. La question de la rivalité se posera cependant ensuite, et elle est d’autant plus difficile dans le second cas parce qu’inexorablement, l’ancien athlète devenu entraîneur se trouve au sommet d’une longue pente descendante semée de panneaux indicateurs particulièrement indigestes comme : « vieillissement » et de pancartes qui scandent des messages aussi sympathiques que : « tes meilleures performances sont définitivement derrière toi ». Bref, il y aurait là quelques angoisses de mort sous-jacentes, et l’ancien athlète de haut niveau aura un travail à faire pour reconnaître ces angoisses, afin de ne pas risquer de freiner les performances de ses ex-camarades, devenus ses élèves.
Dépasser la figure paternelle
J’ai utilisé, comme souvent, la métaphore du sport d’opposition, parce qu’elle me parle. Mais la question : « puis-je m’autoriser à devenir plus fort que mon entraîneur et à le montrer ? » peut aussi bien être déclinée dans les variantes suivantes, dont l’exploration pourrait se faire auprès d’un psychothérapeute :
- puis-je m’autoriser à obtenir de meilleurs bulletins scolaires que l’étaient ceux de mon père ? Puis-je réussir mieux que lui ?
- Puis-je m’autoriser à obtenir un salaire plus élevé que celui de mon mari ? (Pour les hommes qui ont eu une mère qui tenait les rênes du ménage familial, faire la conversion au féminin. Rappelons que père et mère sont des fonctions qui sont assurées au-delà du genre.)
- Puis-je m’autoriser à devenir plus performant(e) que mon manager, ma directrice, mon collègue ?
Puis-je me l’autoriser, et surtout, pourront-il le supporter ?
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Le Bruit des lames, récit de terrain d’un jeune maître d’armes, est sorti le 1/9/2020.
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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