Pourquoi demeurons-nous englués dans des relations qui nous rappellent d’anciens tourments ? Parce que nous espérons qu’un jour ça changera, pourvu que nous trouvions le mot juste, l’attitude appropriée, que nous sachions faire preuve de la compréhension nécessaire.
Alice Miller
Il y a vingt ans, Notre corps ne ment jamais était publié, livre dont le titre rappelle l’excellent Le Corps n’oublie rien, du psychiatre Américain Bessel Van Der Kolk, ouvrage que j’ai chroniqué le mois dernier. Ce livre se situe dans la droite ligne de la pensée d’Alice Miller, psychanalyste engagée pour la cause des enfants, qui a dénoncé, dès les années quatre-vingts, l’éducation répressive et ses conséquences. C’est elle qui popularise le terme de pédagogie noire, dans son livre C’est pour ton bien, en analysant notamment l’enfance d’Adolf Hitler. Sa thèse est la suivante : les adultes reproduisent avec les autres, et en particulier auprès de leurs enfants, les violences et maltraitances qu’ils ont subies de la part de leurs propres parents.
On retrouve ici le concept de compulsion de répétition, décrit par Freud dès 1915. Alice Miller entrera cependant en conflit avec les sociétés psychanalytiques qu’elle accuse de rester sourdes à la souffrance réelle des enfants en donnant trop de place au fantasme. Elle développera une action en faveur de la défense des enfants et pour la reconnaissance des violences et des abus perpétrés au sein des familles. Elle aurait volontiers rejoint Bessel Van Der Kolk, lorsqu’il déclare que les violences intrafamiliales représentent la plus grande menace de santé publique aux USA (et dans de nombreux autres pays, comme la France).
Le quatrième commandement
Honore ton père et ta mère afin d’avoir longue vie sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donne (Exode 20:12)
Dans Notre corps ne ment jamais, Alice Miller s’attaque violemment au quatrième commandement de la bible : Tu honoreras ton père et ta mère. Il s’agit pour elle d’une injonction qui permet de cautionner la répétition de la violence de génération en génération, en muselant l’enfant, qui ne peut s’autoriser à se rebeller, sous peine d’enfreindre la Loi divine et la société. Elle encourage la remise en cause du pouvoir parental et encourage les adultes ayant été victimes de sévices à régler leurs comptes avec leurs géniteurs pour se libérer. Cela passe notamment par le fait de s’autoriser à éprouver de la colère, voire de la haine, vis-à-vis de ses parents. Cela passe également par le fait d’aller solder auprès d’eux les comptes du passé. Elle fustige au passage les psys de toute obédience qui, par leur action ou leur silence, minimisent les violences ou entravent la prise de conscience de leurs patients. Elle accuse ces psys de se refuser eux-mêmes à faire tomber leurs parents de leur piédestal, et ce faisant, de participer à la transmission inconsciente de la violence.
Tout cela semble frappé au coin du bon sens, et on ne peut que constater que le travail d’Alice Miller a pu participer à une prise de conscience émergente, grâce notamment à la libération de la parole à laquelle nous assistons depuis #Metoo. J’aimerais cependant apporter deux critiques face à la doctrine d’Alice Miller, avant que chacun ne décide d’aller dire ses quatre vérités à ses parents.
De l’intrapsychique à l’interpersonnel
On distingue, en psychothérapie et en psychanalyse, de nombreuses façons d’envisager les problèmes pour lesquels les patients viennent nous consulter. On pourrait envisager ces différentes approches comme un spectre qui va de l’intrapsychique à l’interpersonnel. Pour schématiser grossièrement, le lecteur me pardonnera, le salut du patient, dans une approche intrapsychique, se trouve dans son inconscient et dans ses fantasmes. On citera évidemment comme exemple la psychanalyse kleinienne. Dans une approche interpersonnelle, les problèmes du patient (et leurs solutions) proviennent de son interaction avec l’environnement, en particulier avec sa famille. On citera ici comme exemple l’approche systémique de l’école de Palo Alto.
Quand Alice Miller dénonce le quatrième commandement de la bible et invite chacun à régler ses comptes, elle laisse volontairement une partie du problème en route. Car si régler ses comptes avec nos parents réels peut nous soulager dans certains cas, cela ne résoudra pas un conflit avec nos parents internes. Nous avons tous et toutes en effet des parents réels, ceux qui nous ont engendrés. Qu’on les connaisse ou non, qu’ils soient vivants ou décédés, ceux-là font, ou ont fait partie, de la réalité objective de ce monde. Et il est parfois très bénéfique de les confronter à leurs actes passés, en particulier lorsque ceux-cis relèvent d’abus répressibles par la loi. Mais nous avons également d’autres parents, ceux que nous avons construit avec notre imaginaire et notre inconscient, et qui vivent à l’intérieur de nous ; ces petites (ou grosses) voix qui se font parfois entendre au quotidien, nous ramenant à l’enfant que nous avons été. Ces imagos, instances internes, ou encore parents internalisés, selon le champ théorique dans lequel on aime à se situer, vivent leur vie dans notre corps, parfois bien indépendamment de celle des parents réels.
On peut échapper à la tyrannie ou à la perversité d’un parent réel en coupant les ponts avec lui ou avec elle, mais on n’échappe pas au parent interne, puisqu’il nous suit où que nous allions. Bien sûr, Alice Miller ne nie pas l’existence de telles instances, mais elle peut avoir tendance à minimiser leur pouvoir en focalisant son action sur les parents réels et sur le soi-disant bénéfice consistant à leur dire leurs quatre vérités en face. Et si cela s’avère parfois très libérateur en effet, je m’interroge cependant sur ce que peut être le bénéfice d’aller déverser sa bile face à un père ou une mère vieillissante et diminuée, nécessairement imperméable à toute forme de remise en cause, si l’on effectue pas en parallèle le travail consistant à apprivoiser et adoucir ses dragons intérieurs.
Protéger l’image du parent réel, un mal nécessaire parfois
Second bémol, attaquer les parents réels n’est pas forcément sans conséquence pour soi-même. Les adolescents et jeunes adultes, en particulier, adossent parfois une grande partie de leur narcissisme à celui de leurs parents ; leur individualité peut apparaître encore mal assurée et dépendante. Si le parent s’effondre sous les reproches, la déflagration de culpabilité pourrait bien ne pas les laisser indemnes. Il en va de même pour les personnes les plus fragiles, pour qui l’effondrement du parent représente l’objet d’une terreur insondable. Dans ces cas-là, on sait qu’on devra parfois, en tant que thérapeute, protéger l’image du parent, même lorsque celui-ci nous inspire de la colère.
Bien sûr, j’évoque ici des exemples dans lesquels les reproches qui auraient à être adressés concernent des faits anciens qui n’ont plus cours au présent. Dans le cas contraire, je rejoins évidemment Alice Miller lorsqu’elle accuse les psys, et j’ajouterais les éducateurs, les enseignants, ainsi que toute personne au contact des enfants et des jeunes, de se faire complices de maltraitances par leur silence et leur refus d’attaquer l’autorité parentale. Combien de signalements et d’informations préoccupantes ne sont-ils jamais faits, alors que les faits sont connus des professionnels de l’enfance.
De psychanalyste controversée à mère défaillante
Il est à noter enfin qu’Alice Miller semble ne pas avoir échappé à la répétition qu’elle dénonçait avec force, si l’on en croit son fils Martin, devenu psychothérapeute, et qui raconte une enfance vécue entre un père violent et une mère inconséquente. Las, que le psychisme humain peut s’avérer complexe… Le philosophe François Noudelmann nous en parle fort bien dans son livre, Le Génie du mensonge, où il explore la biographie de célèbres philosophes, qui ont vécu à l’opposé des convictions qu’ils prêchaient. Loin de vouloir dénoncer une quelconque hypocrisie, Noudelmann nous explique avec beaucoup de finesse et d’humour pourquoi les contradictions sont inhérentes au psychisme et comment apprendre à les regarder en face.
Ces remarques étant posées, je vous invite sans l’ombre d’une arrière-pensée à lire Alice Miller, une pionnière dans la prise en compte de la souffrance de l’enfant. Il y en a d’autres, Anna Freud, Melanie Klein, Françoise Dolto… dont nous parlerons une prochaine fois.
D’ici-là, je vous souhaite de continuer à gagner du terrain face à vos tyrans intérieurs. Même s’il s’agit de centimètres, même si l’on a parfois l’impression de perdre le terrain gagné, chaque pouce de liberté compte.
Pour aller plus loin :
- Alice Miller, Le Drame de l’enfant doué, un essentiel pour comprendre comment les parents angoissés font parfois des enfants très, voire trop intelligents (raccourci grossier, lisez le livre)
- Alice Miller, Notre Corps ne ment jamais
- Who’s afraid of Alice Miller, le film documentaire de Daniel Howald, réalisé à partir de la relation entre Alice Miller et son fils Martin.
- 119, le numéro de téléphone d’Enfance en danger
Image du bandeau : OpenClipart-Vectors – Pixabay
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
Directeur du CIFPR
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