Je discutais sur le bord d’une piste avec Christian Kervroëdan, qui se trouve avoir été l’un de mes formateurs à l’école des maîtres d’armes, et le premier sans doute à m’avoir fait comprendre qu’il y a plus que de l’escrime dans l’enseignement de l’escrime. En parlant de tout et de rien, nous en étions rendus à évoquer la capacité de certains tireurs à appuyer, délibérément ou non, sur la touche « autodestruction » durant l’assaut. Ce qui m’a donné envie d’aller un peu plus loin sur cette question, en essayant de conserver la légèreté qui nous animait lorsque nous listions les cas que nous conservions en mémoire.
Voici donc la première partie du palmarès des plus beaux sabotages en compétition. N’hésitez pas à ajouter les vôtres en commentaire ! 🙂
Avertissement : ce billet ne traite pas directement de la psychothérapie, mais de l’escrime. Il comporte d’ailleurs du jargon qui pourrait en rendre sa lecture peu fluide pour le néophyte.
Sabotage 1 : il/elle est trop fort(e)
Le scénario : Paul est blême. Les poules sont terminées ; le tableau est à l’affichage, ce qui – dans une compétition d’escrime – signifie qu’on a scotché une feuille imprimée en caractère 8 à la hauteur de la tête des tireurs, autorisant uniquement ceux qui sont devant à lire, tandis que les retardataires attendent leur tour dans le troupeau. Les organisateurs rigolent sous cape en se disant qu’un jour ils afficheront les résultats cinquante centimètres plus haut, mais pas avant d’être lassés par cette bonne blague à peu de frais. Bref, après avoir joué des coudes pour tenter d’apercevoir son nom sur le tableau d’élimination, Paul, qui était content d’avoir réussi ses poules pour une fois, découvre le nom de son adversaire. Et le drame survient. Les yeux dans les baskets, les épaules au niveau du nombril, Paul erre dans le gymnase comme une âme en peine. Ses copains l’interpellent : « tu es éliminé ? » demande l’un. « Mais non, le tableau n’a pas démarré, andouille », répond l’autre. Paul les entend à peine. Des cernes se sont creusées autour de ses yeux, pas besoin d’être profiler pour voir ce qui crève les yeux : Paul a peur.
Il arrive devant son maître d’armes et balbutie : « je tombe contre Maxence. » L’intonation qu’il emploie ne laisse pas de doute, la traduction de cette affirmation laconique donne : « c’est foutu, il me bat tout le temps, autant plier mes gaules tout de suite. Je n’ai aucune chance. » Lorsque Paul dit : « je tombe contre Maxence », il utilise cette expression au sens propre.
La fin (attention spoiler) : Paul tirera son assaut, perdra contre Maxence sur une fourchette allant de 15-2 à 15-8, avec un invariant toutefois : il attendra d’être très largement mené avant de s’autoriser à mettre éventuellement quelques touches.
Déroulement alternatif : le syndrome de la bête noire est particulièrement difficile à gérer pour l’entraîneur. La peur de l’autre comporte une part d’irrationnel qui ne peut être combattu avec la logique. Autrement dit, expliquer à Paul qu’il a beaucoup progressé depuis leur dernier combat, que Maxence est un adversaire comme les autres, qu’il n’y a aucune raison particulière pour perdre contre lui, etc. revient – comme le disait mon maître d’armes avec son français le plus fleuri – à pisser dans un violon. Une solution : faire comme Aimé Jacquet à la mi-temps du match France-Croatie en 1998 et jouer sur un effet hypnotique flirtant avec la sidération, méthode que n’aurait pas renié Milton Erickson : « Comment ? Tu tombes contre Maxence ? Ah mais alors tu vas perdre. Je ne sais même pas si c’est bien utile d’aller tirer ; si j’étais toi j’irais directement au directoire technique pour leur dire de ne pas imprimer la feuille de match. Ça permet d’économiser du papier, et puis ça évite à Maxence et à l’arbitre de perdre leur temps. Enfin, tu as réussi tes poules, c’est déjà bien, tu reviendras l’année prochaine ! » Attention tout de même à être certain que votre relation avec le tireur est suffisamment forte pour supporter ça. On ne joue pas impunément avec les électrochocs.
Une autre piste : essayer de comprendre ce qui arrive à Paul quand il apprend qu’il va affronter Maxence. Discuter avec lui, découvrir quel rôle joue Maxence pour Paul. Car là où il y a de l’indépassable, il y a souvent un substitut paternel qui se promène… Savez-vous comment Paul s’entend avec son père ? Pourrait-il le dépasser dans un domaine quelconque un jour sans que cela ne pose problème à l’un des deux ? Et surtout, comment Paul s’entend-il avec vous ? Pourrait-il vous battre un jour prochain sur une piste sans que cela ne pose problème à l’un de vous deux ? Ici, pas d’artifice hypnotique, mais un peu d’empathie, et beaucoup de relation. Il s’agit d’essayer de comprendre ce qui anime Paul et de l’aider à le dépasser si – et seulement si – Paul en a vraiment envie et se sent prêt pour ça.
Battre Maxence, l’idée est peut-être tellement terrifiante qu’il vaudrait mieux la laisser au placard. Parfois, perdre a tout son sens.
Sabotage 2 : quand je serai grand, je serai en finale
Le scénario : Léo s’extrait du troupeau des tireurs en train de s’écharper pour consulter le résultat des poules et connaître leur place dans le tableau. Il compte sur ses doigts, lève le regard avec l’expression de celui qui est en train de résoudre une équation à plusieurs inconnues. Puis, croisant son maître d’armes (au bar avec le dix-huitième café de la journée, ou à la pause cigarette, cela dépend de la météo), il lui déroule le pitch de sa compétition : « alors, Marc, Fred et Thomas sont dans le haut du tableau, c’est Fred qui devrait passer en finale ; en bas y a que moi et Victor, mais je ne le prends pas avant les quarts. Si je le passe, en demi ça devrait être plus facile, sans doute contre Maxence vu que Paul pourrait le battre mille fois, mais qu’il flippe trop quand il le tire. »
Précisons tout de même que nous sommes sur une épreuve réunissant une soixantaine de tireurs. Et que ça marche aussi avec un circuit national, voire avec une coupe du monde.
La fin (attention, nouveau spoiler) : Léo perd 15-13 au tableau de 32 contre Kevin ; ni lui ni vous ne l’aviez jamais vu avant. Vous pensiez d’ailleurs qu’on ne pratiquait que l’escrime artistique dans le club d’où il vient. Léo ne comprend pas ce qui a pu se passer, tout paraissait pourtant si logique. D’ailleurs tout ce qu’il avait prédit pour les autres s’est réalisé. Il est plein de bon sens, ce petit.
Léo rentre chez lui sans traîner pour ne pas assister à la finale entre Maxence et Fred. (Le dit Kevin, encore surpris de son exploit contre Léo, s’étant fait sortir au tour suivant avec perte et fracas.)
Un déroulement alternatif : anticiper les assauts du tableau dans un scénario imaginaire élaboré est très courant chez les jeunes tireurs. Généralement, une ou deux désillusions de ce type les vaccineront contre cette pratique. Certains poursuivront néanmoins leur quête de rationalisation sans jamais être en mesure d’intégrer ce qui fonde la compétition sportive : l’incertitude. On a affaire ici à une attitude de toute puissance qui dénie l’autre et la mouvance de l’environnement, comportement fréquent à l’adolescence, et il n’y a pas grand-chose à faire, sinon assister à la déconvenue du tireur et l’aider ensuite à mettre des mots sur ce qui s’est produit pour lui. Non, les adversaires ne sont pas des pions, ni des objets. En tant qu’être humains singuliers ils ont le droit d’occuper la même place que Léo : il ne vaut pas mieux ou moins que les autres et chaque adversaire mérite un minimum de considération.
Léo n’est ni le premier, ni le dernier à se tromper en pensant qu’une compétition est une suite logique d’événements, il n’y a rien de grave à cela, pourvu qu’on puisse vérifier avec lui qu’il a compris quelque chose à l’occasion de ses déboires. (Probablement vaut-il mieux attendre quelques jours plutôt que de le faire sur le vif, ce qu’il pourrait interpréter comme une volonté de notre part de l’enfoncer davantage, de le dévaloriser.)
Sabotage 3 : purée l’arbitre !
Le scénario : Manon entame sa demi-finale. On sait que l’assaut va être accroché, elle et son adversaire Diane sont très proches en terme de niveau. Le début de match est équilibré, c’est un bel affrontement, mais en deuxième partie d’assaut c’est Diane qui tire son épingle du jeu. A trois reprises, elle prend Manon dans ses filets et réussit le break. Et comme souvent lorsqu’on attire la réussite en prenant des risques, la touche suivante, plutôt litigieuse, est jugée par l’arbitre en faveur de Diane. C’est trop pour Manon, elle arrache son masque et proteste de façon virulente. L’arbitre justifie sa décision d’un ton ferme, Manon est furieuse. En quête de soutien, elle se retourne vers son entraîneur qui fait la moue : « ça aurait pu être donné dans les deux sens, concentre-toi sur la suite ».
La fin : 12-9 pour Diane. Manon n’a pas accepté cette décision d’arbitrage en sa défaveur. Elle se remet en garde, fébrile, et part à cent à l’heure dans le allez de l’arbitre. La sanction est immédiate : elle se fait littéralement empaler sur sa préparation par Diane. Mais à peine l’arbitre désigne-t-il de la main le côté d’où est partie l’attaque que Manon explose une nouvelle fois : « mais c’est pas possible de donner ça ! » Les larmes surgissent sous son masque, elle se tourne à nouveau vers son entraîneur qui hausse les épaules : « c’est ça, rien à dire, allez, la suite Manon ! C’est pas fini ! » Manon se remet en garde et renouvelle sa charge de cavalerie, encaisse une parade-riposte, puis un autre coup d’arrêt. Cette fois elle est tellement en retard du bras qu’il n’y a plus qu’une lampe. 15-9, assaut terminé. Manon hoquette des sanglots de colère, jette son matériel. Ultime vexation, l’arbitre la somme de ramasser ses affaires et de s’excuser. Péniblement, elle s’exécute en lui lançant un regard plein de haine. L’entraîneur de Manon sera incapable de lui faire entendre autre chose que sa propre vérité : elle est victime de l’arbitre qui l’a flouée, volée, il n’y avait rien à faire.
Un déroulement alternatif : souvent, le tireur ou la tireuse qui cesse de se battre contre son adversaire pour concentrer son agressivité sur l’arbitre tente de s’écarter de sa responsabilité, que ce soit parce que l’issue de l’assaut ne fait plus aucun doute, ou comme ici alors que tout est encore possible. Si je perds le match à cause de l’arbitre, alors je ne suis pas mis(e) en cause, et cela m’évite surtout de me remettre en cause. Autant on trouve des tireurs qui veulent à tout prix endosser toutes les responsabilités, quitte à se fustiger lorsqu’ils viennent de perdre contre un adversaire nettement plus fort qu’eux (mea culpa, mea maxima culpa), autant on en voit certains déployer tous les artifices possibles pour ne pas mettre leur responsabilité sur le tapis. Parmi les classiques : j’ai perdu à cause de l’arbitre, de mon matériel, du soleil dans les yeux, parce que mon maître d’armes n’était pas là pour me conseiller, parce que j’ai mal au ventre, parce que je n’ai pas eu de chance. (D’ailleurs, la délation étant l’une des valeurs phares sur les réseaux sociaux, je vous propose de taguer en commentaire un escrimeur ou une escrimeuse de vos connaissances qui a déjà utilisé l’une ou l’autre de ces excuses, ça fait toujours plaisir. :))
Tout cela comporte évidemment un fond de vérité plus ou moins subjective : oui, l’arbitre s’est trompé, oui il y avait du soleil, non tu n’as pas eu de chance, et il est primordial de reconnaître cette vérité du moment. La difficulté consiste ensuite à faire comprendre à l’escrimeur que ces justifications, quand bien même sont-elles réelles, font office de paravent pour le narcissisme afin d’éviter la déflagration de la défaite. Car j’en suis persuadé : l’apprentissage de la compétition consiste avant toute chose à apprendre à perdre. 50 tireurs engagés = 49 perdants. En devenant compétiteur, la défaite est la seule certitude qui vous est allouée. Et tant mieux. C’est pour ça qu’il faut encourager la compétition sportive chez les enfants (avec modération), parce qu’elle est l’un des derniers bastions du principe de réalité. Oui, cette fichue réalité : je ne suis pas le plus fort, l’autre aussi a le droit de gagner, peut-être même le mérite-t-il autant que moi. Et cette fichue réalité fait mal, c’est un mur auquel il faut se heurter pour grandir, sans quoi lorsque la réalité finira par me rattraper, par l’entremise des études supérieures ou de l’entrée sur le marché du travail par exemple, ce ne sera plus un mur sur lequel je bute avant d’apprendre à le franchir, mais la muraille de Chine prête à s’effondrer sur moi. On peut nier à l’envi l’échec et l’évaluation, éduquer à grands coups d’éducation positive, mais la perte finit toujours par se présenter devant soi. Mieux vaut avoir fait sa connaissance dans des périodes de la vie où notre souplesse psychique permet de s’y adapter, dans un cadre protégé, accompagné par des adultes compétents.
En tant qu’entraîneur, si je devais débriefer son assaut avec Manon, j’attendrais d’abord quelques heures ou quelques jours pour la laisser sortir de sa fixation sur l’arbitre. Puis je tenterais de lui permettre de s’approprier sa performance : « qu’as-tu le plus apprécié dans ta première partie de match ? Comment t’y es-tu prise pour le mettre en place ? Qu’est-ce qui a le mieux marché ? As-tu perçu des moments où tu aurais pu toi-même faire le break avant que Diane ne le fasse ? » Puis, j’aborderais le moment où Manon cesse de se battre avec Diane pour se détourner vers l’arbitre en me contentant de lui donner mon point de vue d’observateur : « j’ai vu un moment où ton adversaire avait pris le dessus, et j’ai eu l’impression que tu te désintéressais d’elle, comme si tu abandonnais le combat. Pourtant, de l’extérieur, j’étais persuadé que tu avais toutes les capacités pour redresser la barre, je n’ai pas compris ce qui s’est passé pour toi à ce moment-là. Comment l’as-tu vécu de ton côté ? » Une autre option envisageable : lui proposer de se mettre dans la peau de Diane. Comment a-t-elle vécu la fin de l’assaut ? Peut-être ainsi Manon sera-t-elle capable de se voir de l’extérieur. Dans le même ordre d’idée : lui proposer de se mettre dans la peau de l’arbitre. Comment a-t-il pu percevoir sa réaction et la fin de l’assaut ? Bref, j’engagerais un dialogue, plutôt qu’un sermon. J’essaierai de l’amener vers une prise de conscience, plutôt que vers davantage de contrôle, dont on sait bien qu’il lâchera à la première occasion.
La suite des sabotages dans ce lien…
Image du bandeau : Amber Avalona de Pixabay
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Le Bruit des lames, récit de terrain d’un jeune maître d’armes, est sorti le 1/9/2020.
Tous les détails et les différentes possibilités pour se le procurer : https://desanglades.fr/
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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Christophe GAINET
J’emmène régulièrement mon fils en compétition d’escrime (fleuret).
Article intéressant que je lui ai transféré pour réflexion.
Carlos Peña
Excelente, muchas gracias.