En 2017, nous évoquions dans ce ce billet la quête post-moderne de la perfection. Ce dogme pèse non seulement sur les épaules de ceux qui choisissent de l’adopter, mais également par ricochet sur l’ensemble de la société ; s’affranchir d’une norme ne se fait pas sans effort, ni sans risque.
L’idéologie du risque zéro
Imprévu, risque, contingence, hasard, caractère incertain, aléatoire… Autant de mots qui n’ont pas la côte ces dernières décennies. Et pour cause, ils sont bannis de la rhétorique promue par l’idéologie du contrôle absolu, idéologie qui a pris un essor dont on ne voit plus le bout désormais. Le lexique validé se trouve à l’opposé : prévention et planification des risques, sécurité, contrôle, veille, … Notre époque ressemble à un immense audit de gestion ou à un contrôle qualité qui n’aurait ni fin, ni issue, sinon la mort puisqu’on n’a encore rien trouvé pour en évacuer l’inexorabilité.
Dans sa quête de perfection individuelle, chacun adopte cette tendance à son niveau, et il n’est pas rare que les patients en psychothérapie arrivent avec une demande qui évoque la surenchère : « je viens vous voir parce que je veux mieux contrôler » (ma vie, ma gestion du temps, mes émotions, mon corps, mes relations avec les autres). Le psy hochera la tête, mais n’en pensera pas moins. Le contrôle de soi et de l’environnement fatigue, crée des tensions, et le mal du siècle qui rigidifie le rachis de millions de personnes a tout à voir avec la volonté consciente ou non de tenir la vie et le destin par tous les bouts. Dans le corps, les tensions résultent souvent d’une circulation d’énergie entravée. Et pour que cela circule, il faut bien lâcher quelque chose.
Le lâcher-prise comme forme de contrôle supplémentaire : un remède pire que le mal
Oui mais. Justement. Le lâcher-prise n’a jamais été autant à la mode, tellement que c’en devient suspect. La sophrologie, la méditation pleine conscience, le yoga et autres pratiques para-psychiques sont les premiers commerciaux (efficaces ! Nous devrions nous en inspirer) d’un mouvement qui, sous couvert d’un abandon du contrôle, est souvent utilisé par les clients/patients pour renforcer celui-ci. La vente forcée du fameux lâcher-prise débouche dans ce cas sur l’édification d’un rempart défensif supplémentaire, qui utilisera l’amplitude contrôlée de la respiration comme tampon gestionnaire des émotions. Ironique quand on sait que la respiration est le véhicule le plus approprié pour permettre l’émergence émotionnelle non contrôlée justement. Dommage d’y greffer un bridage supplémentaire, surtout s’il en existait déjà un d’origine. Heureusement, tous les professionnels ne tombent pas dans le panneau et savent différencier le travail psychique qui permet de mettre à jour de celui qui permet de colmater.
Une époque incertaine
Mais pourquoi chercher à contrôler autant ? Un indice réside dans notre époque, l’une des plus incertaines que l’histoire ait connue, paraît-il. L’incertain apporte son lot d’angoisse et tenter de se maîtriser, soi comme l’environnement, permet d’éviter – au moins provisoirement – de la ressentir. Il s’agit en fait de dénier l’improbable en cadenassant les risques. On retombe ici sur les angoisses fondamentales chères aux existentialistes. Seulement, du point de vue de l’économie psychique, lutter contre l’angoisse par le contrôle n’est pas reposant, loin s’en faut. Rien n’est plus usant pour le psychisme que de se mettre en hyper-vigilance continue, telle la vigie qui passe son temps à scruter l’horizon. En mode topique freudienne, on pourrait dire que nous vivons une époque où le moi tout puissant cherche à étouffer le ça, voire à le dénier. La mauvaise nouvelle, c’est qu’à moins de basculer du côté du clivage qui consisterait ici à vivre dans une réalité parallèle, le ça n’est pas muselable. Le risque et l’imprévu existent et la réalité rattrape toujours le rêveur. Autrement dit, je peux me bâtir une vie dans laquelle je tenterais de parvenir à un contrôle absolu, mais ça ne marchera pas. Le seul fait d’être en lien avec d’autres personnes réduit à néant mes chances de réussite, car à moins d’exercer un joug tyrannique sur mon conjoint et mes enfants (pour ne prendre que l’exemple de la sphère familiale), ceux-ci viendront tôt ou tard contredire mes plans. Un exemple simple : « maman, papa, je ne veux pas faire médecine en fait, moi ce que je voudrais c’est voyager, et d’ailleurs je pars demain au Laos ». La réaction face à ce type d’annonce donnera un indicateur pertinent du contrôle familial. C’est bien pour cela d’ailleurs que nombre d’enfants n’osent jamais faire ce type d’annonce à leurs parents : ils sentent bien que cela risquerait de mettre à mal la rigidité de leur système, voire de le détruire.
Et si les poteaux avaient été ronds…
Les lecteurs réguliers de ce blog savent que j’aime les métaphores avec la compétition sportive. Et ceux qui suivent l’actualité sportive savent tout aussi bien que la glorieuse incertitude du sport a du plomb dans l’aile. Depuis une trentaine d’années maintenant, le passage progressif vers l’industrie du spectacle sportif a modifié les choses en profondeur. Tout le monde hurle face au scandale du dopage dans le cyclisme, mais qui regarderait le tour de France si les favoris abandonnaient au premier col, à la première défaillance ou au premier virus attrapé pendant ce tour de force quasi inhumain ? Pas grand monde en fait. Plusieurs études (que je n’ai pas sous la main, il faudra me croire sur parole) ont démontré que si les spectateurs apprécient les surprises, comme lorsqu’on s’enthousiasme pour le petit poucet de la coupe de France de football, ils sont néanmoins toujours plus nombreux pour aller voir un match entre deux grosses équipes et délaissent les affrontements entre outsiders.
Alors oui, Saint-Etienne aurait été champion d’Europe si les poteaux avaient été ronds, mais aujourd’hui on peut penser que ce genre de choses ne serait plus laissé au hasard. L’arbitrage vidéo s’est frayé une place qui ne sera bientôt plus remise en cause, faisant diminuer les erreurs de manière drastique, faisant exploser au passage la fonction du tiers arbitral, pour le meilleur et pour le pire. Ici comme ailleurs, on tente artificiellement de supprimer le hasard et l’injustice, ou plutôt le hasard vécu comme injustice, au risque de créer des sociétés totalement imperméables et intolérantes à la contradiction.
Enfin seul !
C’est bien connu, au moins depuis Sartre, l’enfer c’est les autres. Aujourd’hui, on pourrait même paraphraser cette célèbre réplique et dire : le risque c’est les autres. Une bonne façon de les minimiser consiste alors à vivre seul et à se construire une bulle de sécurité illusoire, puisqu’en bons êtres relationnels, nous ne pouvons pas nous passer du lien à l’autre pour vivre. La quadrature du vingt-et-unième siècle est la suivante : les autres m’angoissent, mais j’ai besoin d’eux pour vivre. Je vous invite à (re)visionner Into the wild, très beau film dans lequel Sean Penn met en scène un jeune homme aux prises entre le fantasme d’une vie en auto-suffisance et le besoin de relation, dévoré entre son désir d’être en lien et sa peur des autres qui le conduit à les rejeter.
Et si vous acceptiez de ressentir ?
Loin de moi l’idée de vendre à mon tour du lâcher-prise. Pour cela, encore faudrait-il être certain de pouvoir se raccrocher à quelque chose. Se lâcher dans le vide n’a jamais été libérateur, c’est même plutôt inconscient. Pour pouvoir tomber, il faut aller doucement, pas à pas, et prendre progressivement conscience de notre capacité à nous relever. Alors, peut-être pourrons-nous lâcher ce qu’il y a à lâcher. Ne brûlons pas les étapes.
Et puis si nous avons tant de freins face à nos sensations, si nous mettons tant en œuvre pour les retenir, il y a une bonne raison, celle qu’énonce par exemple Christophe Dejours dans Le corps d’abord lorsqu’il écrit : sentir, c’est pâtir. Oui, être en contact plus intime avec son corps et ses sensations, avant de procurer du bien être, cela peut faire mal. Mais est-ce une raison suffisante pour s’empêcher de sentir, ce qui revient à anesthésier des parties de soi qui deviennent autant de compartiments étanches inondés dont nous perdons l’usage ? Oui, être un peu plus en contact avec soi-même n’est pas forcément facile au premier regard, comme en témoignent les patients qui énoncent la protestation suivante après quelques premières séances : « avant de vous connaître j’allais tout aussi mal, peut-être même davantage, mais au moins je ne le sentais pas ! ».
Et vous, désirez-vous savoir ? Désirez-vous sentir ?
Pour aller plus loin :
- Un article sur Christophe Dejours, cité dans le billet.
- Une expérience : tapez « contrôle émotion » en requête Google, et voyagez au cœur de la matrice qui vous mènera à coup sûr au bonheur, immobile en attendant la mort…
- La joie du bonheur d’être heureux, de Pascal Fioretto, auteur spécialisé dans l’humour et le pastiche, qui vaut la lecture, ne serait-ce que pour son titre !
- Happycratie – Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, de Eva Illouz & Edgar Cabanas
- La société malade la gestion, idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social de Vincent de Gaulejac, dont chaque phrase de ce billet aurait pu être extraite.
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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