Robert, qui a mon âge, vit en amitié avec son corps, c’est tout. Son corps et son esprit ont été élevés ensemble, ils sont bons camarades. Ils n’ont pas besoin de refaire connaissance à chaque surprise. Si le corps de Robert saigne, ça ne le surprend pas. Si le mien saigne, la surprise me fait m’évanouir. Robert sait bien, lui, qu’il est rempli de sang ! Il saigne parce qu’il vit dans un corps. Comme saigne le cochon qu’on saigne ! Moi, chaque fois qu’il m’arrive quelque chose de nouveau, j’apprends que j’ai un corps !

Daniel PENNAC, Journal d’un corps

30 minutes d’EPS par jour

Voilà la dernière mesure envisagée pour agiter davantage le corps de nos enfants. Difficile à caser dans les emplois du temps, sans personnel qualifié pour l’encadrer, donc sans application possible, il s’agit bien d’une mesure à la française, celles qui n’engagent que le politicien qui les énonce, mais qui crée un ensemble de contraintes pire que le mal qu’elle prétendait soigner. Ce mal, quel est-il, toujours le même, catalysé par les années covid : l’inactivité, la sédentarité, le surpoids qui en découle, bref une mobilisation insuffisante du corps, combinée à un refuge dans les activités qui stimulent le cerveau.

Un entretien avec François Carré pour Ouest France, cardiologue et médecin du sport, circule beaucoup sur les réseaux ces jours-cis. On n’y apprend pas grand chose malheureusement, les enfants et les adolescents bougent de moins en moins et leur condition physique se dégrade aussi vite que l’obésité se développe ; le niveau psychomoteur des enfants ayant grandi entre leur poussette et les écrans est en chute libre… Bref, ce qu’on moquait chez les américains il y a trente ans a fini par arriver en France, puisque nous avons pris l’habitude de ne copier chez eux que le pire. Les fameuses 30mn par jour semblent ici bien dérisoires, d’autant que comme le fait remarquer le Dr Carré : Il aurait fallu former et expliquer aux professeurs des écoles. On leur a dit « C’est trente minutes d’activité physique, c’est comme ça ! » Comme il le souligne également plus loin et à juste titre, cela montre surtout la place du sport à l’école ; jamais une réforme concernant les mathématiques n’aurait reçu le même traitement. Et si l’on va un peu plus loin, cela suggère également la place du corps à l’école et la cécité du système scolaire en matière de dynamique psychocorporelle.

La tête et les jambes

Toute politique sportive à l’école traduit une conception du corps. Chez nous, il est encore vu aujourd’hui comme le véhicule de l’esprit ; s’il faut faire du sport à l’école, c’est pour que les enfants soient d’une part en meilleure santé, mais d’autre part parce qu’on s’est aperçu qu’ils apprendraient mieux ainsi. Il y a donc une préoccupation sanitaire, biologique, mécanique pourrait-on dire, et une préoccupation de performance : faire faire du sport aux enfants les rendra meilleurs en classe. La conception du corps sous-jacente est celle du corps-machine, machine qui doit être suffisamment huilée, entretenue, efficace. D’un autre côté, même si d’immenses progrès ont été faits à l’école, en particulier depuis la disparition des châtiments corporels, le corps de l’enfant en classe demeure encombrant, à discipliner, à taire, nié dans ses besoins fondamentaux. On demeure dans une dissociation classique du corps et de l’esprit, aberrante aujourd’hui, y compris du point de vue scientifique.

Le corps à l’école, contrainte ou dressage ?

Dès l’école maternelle, les besoins et les rythmes de l’enfant vont être progressivement contraints. On dort, mange, travaille et joue à la même heure. L’éducation consiste bien sûr à contraindre, conduire hors de, c’est l’étymologie du mot. Ainsi, l’enfant fait ici l’apprentissage de la vie en société où chacun ne peut raisonnablement vivre entièrement à son rythme et où chacun doit faire un effort d’ajustement. Mais ce faisant, il commence au passage à s’éloigner du contact avec ses besoins physiologiques de base, lorsque par exemple on lui interdit de boire quand il le désire, ce qui est le cas dans l’immense majorité des établissements scolaires. Cela se poursuivra au primaire où les gourdes et bouteilles sont le plus souvent proscrites dans la classe, alors que l’hydratation constitue l’élément de base de la vie et d’une santé correcte. Les raisons invoquées sont toujours les mêmes, si les enfants boivent, ils vont aller aux toilettes. La belle affaire, un besoin naturel en entraînerait donc un autre. Où s’arrêtera-t-on dans ce cas ? Et bien on pourrait peut-être précisément s’arrêter là où les enfants conserveraient ou acquerraient selon les cas une autonomie de leurs besoins corporels. Certes, l’expérience qui consiste à laisser des bouteilles d’eau à des petits pour faire face ensuite à des demandes multiples d’aller faire pipi a de quoi perturber le déroulement d’une séquence d’enseignement. Mais qui peut croire, passé la période de nouveauté, que cela se reproduirait tous les jours si cela devenait normal ?

assis, pas bouger, les consignes à l'école primaire aujourd'hui en France

les consignes au primaire : assis, pas bouger, écouter, répéter.*

L’hydratation est un exemple parmi d’autres. Ainsi, à partir du primaire, parfois déjà en maternelle, l’enfant fatigué n’aura souvent d’autre possibilité que celle d’attendre le soir, alors qu’une sieste sur son bureau ou dans un espace dédié lui aurait permis d’être en meilleure forme et d’apprécier sa journée. Mais là aussi, on invoquera les risques d’abus comme paravent à la prise en compte du corps. Et si tous les enfants se mettent à dormir ? Je doute que cela puisse arriver sans raison ; je doute que cela ne puisse pas être encadré. En entreprise dans certains pays, cela fait bien longtemps qu’on installe des salles de repos, ça a même fini par arriver en France depuis quelques années. Combien de temps faudra-t-il pour que cela arrive à l’école ? Combien d’années encore pour réaliser que demander la permission d’aller satisfaire un besoin naturel est aberrant ?

Contraindre les corps pour asservir la volonté

Quant à l’argument consistant à dire qu’au plus tôt on conditionne les enfants à faire face à certaines contraintes, au mieux ils se porteront, il est facilement réfutable dès qu’on connaît un peu le développement de l’enfant, que ce soit du point de vue psychique ou psychomoteur. A chaque âge ses échéances et il n’y en a pas pour se voir nié nos besoins corporels fondamentaux. Poser un cadre éducatif, mettre des limites, dire non, refuser d’accéder à tous les désirs de l’enfant, lui apprendre la contrainte et la frustration, tout cela est nécessaire et fondamental pour ne pas le maintenir dans un état de toute puissance et lui permettre de grandir. Contraindre les besoins corporels, en revanche, n’apporte rien à l’enfant, si ce n’est le fait de réaliser que l’adulte possède un pouvoir sur lui et l’exerce. Au contraire, cela l’éloigne du lien avec son corps, donc avec ses désirs et sa volonté.

Lorsque j’ai fait mon service militaire, j’avais été très surpris de constater à quel point la contrainte des corps facilitait la discipline. Durant les premiers jours d’incorporation, nous étions dépossédés d’une partie de notre identité physique, tondus à ras, vêtus du même uniforme ; nous ne nous reconnaissions plus, telles les brebis qui ressortent des mains du tondeur et passent plusieurs minutes à se sentir les unes les autres pour se reconnaître. Fatigués par le rythme des exercices physiques et de la marche au pas, nous n’avions que très peu de temps pour dormir, penser, y compris pour fumer (les fumeurs étaient dans un état de nerfs comparable à des toxicomanes en sevrage). Après trois ou quatre jours de ce régime, j’ai vu des gars dont il ne me serait jamais venu à l’idée d’aller leur chercher des noises avoir les larmes aux yeux alors qu’un lieutenant d’un mètre soixante-dix leur aboyait au visage pour un motif futile. Puis, après quelques jours encore de ce régime, la discipline se relâcha peu à peu ; nous pûmes dormir davantage et sans craindre un réveil impromptu au milieu de la nuit pour aller marcher autour de la caserne, les instructeurs commencèrent à blaguer avec nous, tout roulait et personne ne moufta jusqu’à la fin des classes. Toutes proportions gardées, cet épisode me fit toucher du bout du doigt le mécanisme de l’asservissement, de la torture et de la manipulation. Je compris comment notre volonté pouvait diminuer dans des conditions particulières et que l’obéissance inconditionnelle s’obtient bien plus facilement lorsqu’on discipline les corps. Cela a beaucoup de sens à l’armée, car en pleine opération et lorsque vous recevez un ordre, votre libre-arbitre et votre esprit d’analyse sont potentiellement des dangers bien plus que des armes pour votre équipe. Il faut obéir en pilote automatique. Il s’agit en fait de désapprendre une partie de notre humanité pour répondre à la situation avec toute la force et la puissance d’un conditionnement animal performant. On retrouve également cette façon d’apprendre dans le sport de haut niveau.

Le corps, siège de notre sécurité

Or, cela ne fait pas si longtemps qu’on considère l’enfant comme une personne à part entière et qu’on différencie son éducation de celle d’un animal. Pour mémoire, la déclaration des droits de l’enfant ne date que de 1959. Et je fais l’hypothèse que la contrainte du corps, voire sa négation dans l’espace scolaire, demeure un vestige d’une conception militaire ou jésuite de l’éducation. Contraignons le corps pour contraindre la volonté, recette éculée pour former des citoyens pas trop dérangeants. Mais j’arrête ici pour ne pas glisser trop loin sur la pente anarchiste où m’entraînerait inévitablement le développement de cette pensée. Difficile cependant de ne pas citer Ivan Illich ici, ni d’inciter à la lecture de son livre Une Société sans école, nous y reviendrons bientôt j’espère :

En fait, un élève sain d’esprit a souvent tendance à offrir une résistance plus grande à l’enseignement quand il prend conscience de cette manipulation à laquelle il est constamment soumis.

Ivan ILLICH

Concluons en revenant sur l’entretien dont je vous parlais plus haut, et sur son extrait le plus intéressant, bien plus que le cholestérol des élèves :

À Nogent-sur-Marne, dans l’école pilote de ce dispositif, ça fait depuis 2019 qu’ils font trente minutes d’activités physiques chaque jour. Mme la ministre des Sports a demandé aux enfants « Qu’est-ce que ça vous a apporté les trente minutes de sport par jour ? » Une petite fille a levé la main et elle a dit : « Moi, depuis qu’on fait trente minutes de sport tous les matins, on ne se dispute plus dans la classe ! ». C’est un message énorme.

Il y aurait donc de l’espoir pour qu’on intègre une forme d’éducation au corps un jour à l’école, mais il y a du chemin à faire avant sa prise en compte. Le corps n’est pas un vecteur de la performance scolaire, mais le siège de notre sécurité affective et relationnelle. De l’accessoire au fondamental, il y a un monde à visiter.

Pour aller plus loin :

* Cette image n’est pas un vestige d’un temps ancien et révolu, ni un un pastiche ; il s’agit d’un document affiché aujourd’hui dans une classe de CM1.

Image du bandeau : Cash MacanayaUnsplash

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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