Souvent subie plus que souhaitée, la colère fait partie des émotions de base, comme on peut l’apprendre de façon agréable aux enfants grâce à l’excellent Vice-Versa, que j’avais chroniqué ici. Je ne m’étendrai pas sur la colère en elle-même, il existe une littérature psy plus que conséquente sur le sujet. On en trouve en particulier sur les bienfaits de la colère, lorsqu’elle peut être mobilisée sans violence, dans l’expression d’une bonne agressivité, afin d’affirmer une position et de mettre des limites aux autres.
La Crise, merveilleux film à dialogues
C’est à cet égard que je souhaitais depuis longtemps parler du film La Crise, de Coline Serreau, avec Vincent Lindon et Patrick Timsit. Ce film, sorti au cinéma en 1992, met en scène Victor, un conseiller juridique qui fait face à une importante crise personnelle lorsqu’il découvre le même jour que sa femme l’a quitté sans donner d’adresse et en emportant leurs enfants avec elle, et qu’il est licencié du cabinet où il exerçait. Tout au long de la première partie du film, Abasourdi, Victor va tenter d’aller chercher du soutien auprès de son entourage, découvrant systématiquement les autres aux prises avec des situations qui ne leur donnent pas le loisir de luioffrir leur disponibilité et leur écoute. Il sera accompagné dans son errance par Michou, un marginal rencontré dans un bar, avec qui une amitié particulière va se tisser. Petit à petit, Victor va s’ouvrir aux autres et sortir de la bulle narcissique dans laquelle il évoluait jusqu’alors.
Un bijou de l’expression de soi
L’intérêt du film réside pour moi dans le fait que les prises de conscience progressives de Victor et son ouverture au monde qui l’entoure vont naître au rythme des conflits auxquels il va assister, où dont il va être l’un des protagonistes. Car dans La Crise, les personnages ne se laissent pas faire ou envahir par les autres. Ils les recadrent, parfois vertement, lorsque cela devient nécessaire. Cela s’effectue selon un processus récurrent : un personnage tente de faire entendre quelque chose à un autre qui ne le comprend pas, ce qui finit par provoquer la colère du premier. L’extrait ci-dessous met en scène Isabelle, la sœur de Victor, alors que son compagnon sonne chez elle en pleine nuit pour lui annoncer qu’il emménage. Son entreprise n’aura pas du tout l’effet qu’il escomptait :
Durant la scène, outre le fait que les gros plans sur le visage de Victor nous laissent penser qu’il commence à prendre conscience du mari qu’il a pu être, et donc qu’il parvient progressivement à se mettre à la place de sa femme, la colère exprimée par Isabelle, superbement interprétée par Zabou Breitman, est un modèle de ce qu’on pourrait nommer une saine colère. Loin de remettre en cause son lien avec son compagnon, Isabelle campe au contraire sur ses besoins, ce dont elle a envie, ce dont elle n’a pas ou plus envie avec un homme. Lui, a contrario, demeure dans une posture infantile et prend les choses contre lui en répliquant avec des arguments qui pourraient envenimer ou faire sortir Isabelle de ses gonds, écueil qu’elle parvient à éviter. Voilà l’expression d’une colère qui permet de mettre des limites, de ne pas se laisser envahir. Voilà une colère qui ne détruit pas, elle permet à Isabelle de maintenir sa position tout en conservant le lien avec son amant. Saura-t-il, quant à lui, accéder à ce niveau de maturité afin de survivre au rejet qu’il pourrait éprouver ici, c’est une autre histoire.
Ce qui empêche la colère
Car ce qui empêche la colère réside bien souvent les conséquences qu’elle pourrait avoir sur les autres et donc pour moi-même. Que ferai-je, quand je résisterai enfin à mon mari/ma chef/mon collègue, si l’autre s’effondre, ou s’il entame des représailles ? Ne vaut-il pas mieux faire comme j’ai toujours fait jusqu’ici et prendre sur moi, au lieu de risquer de déstabiliser tout un système relationnel ? C’est ici bien sûr que la relation avec nos parents vient souvent se superposer à d’autres, puisque dans l’immense majorité des cas, ce sont eux qui ont eu à faire face à nos toutes premières colères. Celles-ci ont-elles été brutalement réprimées ? Alors, je porterai probablement l’angoisse en moi qu’il en soit de même chaque fois que j’oserai me mettre en colère sur l’autre. A l’opposé, si j’ai senti mon parent trop fragile pour supporter que je puisse me mette en colère contre lui, je réprimerai alors moi-même mes risques de débordement, afin de ne pas risquer de le blesser. Dans les deux cas, la saine colère comme moyen de me faire respecter, de mettre des limites et d’affirmer ma position risque de me faire défaut. C’est un apprentissage manquant à mon panel relationnel, qui risque de me desservir, en particulier dans la société actuelle où les limites sont malmenées, ignorées, voire méprisées.
Colère ou rage
Lorsqu’on observe des petits enfants, on assiste aux germes de ce que sera l’expression d’une saine colère, si elle est correctement accompagnée par les adultes qui les ont en charge. On assiste à la rage du nourrisson, puis au « NON » impérieux de la première adolescence, comprise entre deux et quatre ans à peu près. Lorsque la rage prédomine sur la colère chez l’adulte, c’est souvent parce qu’une étape a manqué ; il faut que l’ouragan rageux du tout petit ait été suffisamment contenu pour que le vent de la colère puisse souffler tranquillement.
L’extrait suivant, probablement le plus connu dans La Crise, met en scène Maria Pacôme, la mère de Victor, dont ce dernier apprend qu’elle a un amant et s’apprête à quitter son père. L’aplomb avec lequel elle fait face aux reproches de ses enfants, outre la truculence des dialogues et son talent d’actrice, nous offre une nouvelle démonstration de saine colère. Certains diraient même qu’il n’y a pas de colère, mais une affirmation de soi bien ancrée. Je ne peux pas pour autant ne pas relier cette scène à la colère, une colère qui ne détruit pas, mais relie et permet l’émancipation, ici dans un ordre inverse de celui auquel nous sommes habitués à assister.
Des conflits constructifs
D’autres scènes du film nous montrent des élans d’affirmation dans lesquels on trouve davantage de violence, comme la scène des enfants du député qui ont jeté le repas à la poubelle et défendent une position tranchée quant à la société dans laquelle ils souhaitent vivre, ou bien sûr l’échange surréaliste entre le médecin revenu d’une éthique médicale qu’il ne souhaite plus cautionner et sa femme, interprétée par Michèle Laroque. Les personnages s’affirment et se mettent en colère pour une cause, une morale, leurs besoins, mais jamais pour nier l’autre ou le détruire. Mieux, tous ces échanges conflictuels permettent à Victor de découvrir une réalité plus vaste, de s’ouvrir à lui-même et aux autres, de changer son monde. Dans une époque où le conflit est partout larvé autant que réprimé, regarder la Crise est nécessaire, voire d’utilité publique.
Pour aller plus loin :
- Ne pas être d’accord, c’est autorisé, c’est même indispensable.
- Un article sur la thématique de l’agressivité et de la violence, que j’avais rédigé en lien avec les sports de combats et l’escrime en particulier : combattre pour apprendre à s’appuyer sur l’autre.
- Un billet sur la colère par Lydie Rouan, Gestalt-praticienne
Image du bandeau : affiche du film La Crise de Coline Serreau, sorti en 1992.
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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Yvon
Comme toujours intéressant.
Juste un commentaire, disons clinico-philosophique.
Revault d’Allonnes a écrit un livre sur l’expérience moderne du temps, intitulé « La crise sans fin ». La modernité, dans laquelle nous baignons tous, se présente comme une crise permanente, qui manifeste un monde devenu incertain, générant un individu incertain (Ehrenberg).
Autrement dit, la crise est efficiente, pour par exemple permettre « d’affirmer une position et de mettre des limites aux autres. » Mais à condition, dans tous les cas, de permettre le dépassement de la crise (Kaes). Sinon à s’inscrire dans une série continue, et sans doute psychopathogène, de crises / « décrises » / colère / « décolère » …
Audrey TEINTURIER
Intéressant.