Cabinet de Psychothérapie et de Coaching à Auvers-sur-Oise (95)

Le business des émotions de l'enfant

Le business des émotions des enfants

En courses dans les rayons d’un célèbre hypermarché, je tombe nez-à-nez avec une tête de gondole très particulière, contenant des dizaines de livres pour enfants sur les émotions. Si j’ai pris l’habitude, depuis longtemps déjà, de trouver des rayonnages entiers de soupe au bien-être pour adultes, je n’avais pas conscience que la commercialisation du système émotionnel des petits avait pris une telle ampleur.

Bien sûr, il n’y a rien de nouveau ; il s’agit de la continuité d’un processus, mais cela n’interroge pas moins. Nous n’avons jamais été autant préoccupés par les émotions des enfants, alors qu’en parallèle, nous évoluons dans une société où l’adulte est très peu en contact avec les siennes. Y aurait-il un lien ?

Et surtout, serait-il envisageable de laisser les enfants tranquilles avec leurs émotions ? Mettons les pieds dans le plat : serait-il possible que les adultes s’occupent de ce qui les regarde ?

L’enfant du XXIe siècle

La façon d’envisager l’enfant a beaucoup évolué en un demi-siècle. Édifié au statut de personne à part entière par le truchement de la déclaration des droits de l’enfant, il s’octroie une attention très différente aujourd’hui de celle qu’il pouvait attirer hier. Il suffit de visionner des films comme La Guerre des boutons ou les 400 coups pour prendre conscience de la condition de l’enfant dans les années cinquante-soixante, à l’époque où l’on servait encore du vin à la cantine (interdit par une circulaire ministérielle en 1956), où les gifles et les coups pleuvaient sous caution éducative et où on se préoccupait peu de l’intériorité des mômes.

Ces années représentent un moment extrêmement riche pour la recherche autour de l’enfance. Cela commence pendant la seconde guerre mondiale (et même un peu avant), quand John Bowlby, Donald Winnicott, Anna Freud et René Spitz jettent les bases des théories de l’attachement. Citons également Melanie Klein, bien sûr, et j’en passe. Ce que nous retiendrons, c’est qu’en deux décennies en Angleterre, est né l’essentiel de la pensée contemporaine autour de l’enfance, cette pensée qui nourrit la recherche encore aujourd’hui. En France, Françoise Dolto, nourrie de cette culture psychanalytique anglaise et de son génie clinique, animera entre 1976 et 1978 une quotidienne sur France Inter, intitulée Lorsque l’enfant paraît. On commence à envisager sérieusement que les enfants puissent ressentir et vivre des émotions complexes ; on commence à essayer de les comprendre. Les adultes tentent d’adapter leur comportement.

Le business des émotions des enfants

Cinquante ans plus tard, les émotions des enfants sont observées, décryptées, scrutées, comptabilisées. Les parents ont découvert, puis intégré des outils, qui leur font croire qu’ils comprennent ce que ressentent leurs enfants. Sauf qu’observer les émotions des enfants, si on a un peu de bon sens et d’empathie, c’est une chose ; interpréter et intervenir au niveau de ses propres enfants en est une autre. Ici viennent se mêler des enjeux affectifs énormes, des répétitions de l’histoire familiale, de la propre histoire du parent. Ce dernier agissant comme s’il avait la clairvoyance suffisante pour pouvoir s’extraire de la situation au profit de l’enfant, ce qui est une illusion grossière ; on ne peut pas être à la fenêtre et se regarder passer dans la rue.

L’adulte voudrait-ils domestiquer les émotions des enfants pour se rassurer, parce qu’il ne comprend rien aux siennes ? Plausible. Il faut en tout cas garder en tête le retour en force auquel nous assistons d’une époque où la recherche effrénée du contrôle prime sur la fluidité émotionnelle. Où tout débordement émotionnel est taxé de pathologie, et où le burnout est devenu la seule alternative pour sauver sa peau en milieu hostile. Allez donc voir un médecin en lui disant que vous pleurez pas mal en ce moment et que vous êtes stressé. Quelle qu’en soit la bonne raison, vous êtes à peu près sûr de ressortir de la consultation avec une ordonnance d’antidépresseurs et d’anxiolytiques, car la chose est claire : il faut que ça cesse.

Pour les enfants, c’est pareil, je ne vais pas revenir sur la consommation phénoménale de Ritaline en France, mais elle est un symptôme de plus qui indique que les émotions doivent être domestiquées et mises sous cloche, alors qu’un enfant qui s’exprime fortement ne fait généralement que témoigner d’un dysfonctionnement familial ou environnemental. Pas étonnant dans ce contexte que se développe un tel engouement pour les kits transformant les parents en apprentis-psys. L’enjeu de ce business est assez clair : contrôler enfin ce qui ne l’est pas.

La violence éducative ordinaire

Pour ne rien arranger, ce business s’installe dans un contexte des plus répressifs, dans un pays où les gosses passent une partie non négligeable de leur temps à se faire engueuler.

Il y a une dizaine d’années, j’ai eu l’occasion d’animer une formation en Finlande durant une semaine. J’ai été frappé par le calme et la tempérance des gens, en particulier à l’égard des enfants. Pas une fois durant mon séjour, je n’ai entendu une personne élever la voix, ni contre un enfant, ni entre adultes. « Vous ne vous énervez jamais ? » demandai-je à un autochtone. « Seulement si on ne peut pas faire autrement », me répondit-il tranquillement. On le devine, mon retour en France fut brutal. Depuis, je ne cesse de prendre conscience de la violence avec laquelle on réprimande les enfants chez nous. Il suffit de se balader dans un supermarché un mercredi pour assister à des scènes de maltraitances évidentes, observer des enfants en crise de larmes à qui on fait subir la double peine d’apparaître comme la raison de la perte de contrôle de l’adulte : « tu vois, tout le monde te regarde ». Mais ça ne s’arrête pas à la famille. Mes dernières interventions en école primaire en tant que maître d’armes m’ont également fait prendre conscience de la violence des enseignants et des animateurs, qui s’adressent souvent davantage aux écoliers comme à des animaux qu’à des êtres humains. L’exaspération peut se comprendre, mais il y a là un ordinaire qui semble ne choquer personne, on reconnaît la pédagogie noire que dénonçait Alice Miller. Moi-même, lorsque je repense à des scènes banales avec des enfants à qui j’enseignais l’escrime, je mesure le comportement violent que j’ai pu avoir à de multiples reprises.

En Finlande, nous avions eu de grandes discussions sur l’éducation. Les Finlandais enviaient notre modèle éducatif : « les enfants Français se tiennent sages, les nôtres non ». Un père me raconta comment son fils de quatre ans avait fait sonner l’alarme d’un magasin la semaine précédente en allant s’aventurer dans l’arrière-boutique à l’insu des adultes. Il n’avait pas été grondé, ni par le gérant, ni par ses parents, on lui avait signifié en revanche qu’il n’avait rien à faire là. Effectivement, en France, un tel épisode est peu envisageable et ne se terminerait pas de la même manière. J’appris néanmoins à mon interlocuteur que si les enfants Français se tenaient si sages, c’était surtout parce qu’ils avaient peur. La soumission adopte souvent l’apparence d’une bonne éducation. Nous convînmes qu’un modèle à mi-chemin des deux nôtres restait à inventer.

Dystopie

Imaginez une montre connectée vous informant en temps réel de l’état émotionnel de votre enfant. Imaginez qu’à l’instar des milliers de parents qui pistent désormais le téléphone de leurs gosses pour être courant en temps de réel de l’endroit où ils se trouvent (c’est pour leur sécurité, vous comprenez), vous puissiez avoir accès chaque jour à un récapitulatif émotionnel de sa journée. Rêvons quelques instants aux discussions constructives qui pourraient avoir lieu entre les devoirs et le repas sur les sautes d’humeur que l’enfant aurait eu dans la journée… « Quelque chose n’allait pas à la récré de 15h ? C’est encore Zoé qui t’a ennuyé ? » Imaginez qu’on puisse, en parallèle de la discussion sur le bulletin scolaire trimestriel, échanger avec les enseignants sur un bulletin émotionnel, produit par la machine et mise en perspective de la moyenne nationale. Réveillez-vous, ça n’est pas encore pour tout de suite, mais ça peut venir très vite.

Finalement, les enfants étaient peut-être plus peinards quand on ne se souciait pas de leurs émotions. L’incompréhension et l’ignorance des adultes, même si elle est regrettable, participe davantage de la structuration de la personnalité qu’une empathie mécanique ou surjouée. Dans cette vidéo très drôle et très fine qui compare de façon humoristique les parents des années 80 et 2020, je persiste à penser que les plus pathogènes sont bien les seconds.

Que faire alors ?

De nombreux parents voudraient pouvoir aider les enfants à intégrer leurs émotions alors qu’ils ne font pas ce travail pour eux-mêmes. En premier lieu, faites connaissance avec vos propres émotions, apprenez à vous connaître, à vous comprendre, à vous pardonner peut-être. Et si vous arrivez suffisamment loin sur ce chemin, vous constaterez que vous ne pouvez pas comprendre votre enfant, et que c’est très bien. L’incompréhension est nécessaire dans une relation, car elle vient signifier que nous sommes deux personnes différentes.

Cela ne signifie pas qu’il faut cesser de s’intéresser aux états émotionnels des enfants, mais vouloir rentrer par effraction dans leur intimité ne leur rendra pas service. L’enfant, comme l’adulte, doit pouvoir apprendre qu’il possède un espace personnel, intime, une intériorité qui lui appartient et doit rester inviolée. Les parents n’ont pas à connaître tous leurs fantasmes, leurs rêves ou leurs secrets. De la même manière, le parent doit montrer l’exemple et apprendre à ne pas partager son intimité avec ses enfants. Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. Bien sûr, il faut continuer de s’intéresser sincèrement à son enfant et à son monde intérieur, mais il y a une frontière à tracer entre « s’intéresser à » et « enquêter sur ».

J’ajoute que la sécurité de l’enfant, prétexte pris le plus souvent par les parents pour se tenir au courant de leurs moindres faits et gestes, ne peut servir de caution pour leur imposer un dévoilement permanent de qui ils sont, où ils vont et ce qu’ils font. Être parent est l’une des choses les plus angoissantes au monde, mais nos enfants n’ont pas à payer pour cette angoisse, c’est à nous, adultes, de la prendre en charge et de la traverser.

Je conclus avec un court extrait d’une interview d’Alexandre Astier, dans laquelle il parvient à énoncer des choses essentielles sur la parentalité. Respirons un grand coup, du bon sens aujourd’hui, ça fait beaucoup de bien.

 

Pour aller plus loin :

  • Vice-Versa, et maintenant Vice-Versa 2, deux excellents films des studios Pixar pour comprendre comment fonctionne le système émotionnel et, pourquoi pas, s’intéresser de plus près au vôtre.
  • Si l’on s’intéresse à l’enfance, il faut écouter Françoise Dolto, et en particulier son émission culte sur France Inter : Lorsque l’enfant paraît, dont les enregistrements sont disponibles sur le site de Radio France. Le fait que le discours de Dolto ait été si peu compris et si mal interprété reste assez mystérieux. Écouter ces émissions permet de se rendre compte du bon sens et de la finesse d’esprit de cette praticienne atypique, souvent aussi mal copiée que Lacan par ceux qui ont cru ensuite pouvoir faire du Dolto.
  • L’intégralité de l’interview d’Astier chez Hot Ones, comme quoi, même la bouche en feu, cet homme parvient à conserver les idées claires…

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
Directeur du CIFPR

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  1. Six Gérard

    Encore super !
    Les adultes devraient lire « ALAIN » et ses écrits sur « émotions, passions et sentiments » pour eux surtout !
    et lire d’abord ton texte et tes réflexions sensés (et pleines de belles émotions)

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