Nous sommes des êtres à fort potentiel identificatoire. Nous nous identifions aux autres, aux bêtes, aux choses. La langue française possède par exemple mille raisons de se prendre pour un animal, lorsqu’on se retrouve fier comme un coq, voleur ou bavard comme une pie, doux comme un agneau ou qu’on a une fièvre de cheval. À l’occasion, on se prend également pour des objets ; on devient alors raide comme un cierge, précis comme une horloge et réglé comme du papier à musique. C’est ce qu’on appelle des expressions idiomatiques ou imagées.
Parmi ces figures d’identification courantes figure l’éponge, un objet du quotidien qu’on ne s’attendrait pas forcément à trouver associé à la personnalité. Il ne s’agit pas ici de dire que « je suis blablabla comme une éponge », mais plutôt que : « je suis une éponge ». Cette affirmation se trouvant souvent accolée à une phrase corolaire : « je suis hypersensible ». La signification de cette déclaration, pour la personne qui l’énonce, concerne sa fragilité face aux secousses émotionnelles en provenance de l’environnement. On pourrait également parler de porosité des frontières. Dit autrement, lorsque cette personne se trouve en présence de quelqu’un qui ne va pas bien, elle a l’impression d’absorber son mal être, comme l’éponge absorbe le liquide que l’on vient de renverser sur la table. Le terme d’éponge émotionnelle est même passé dans le langage courant.
Or, les personnes-éponges parlent rarement de ce qu’elles font avec les émotions ainsi absorbées. Il ressort cependant de leur discours qu’elles se trouvent le plus souvent embarrassées avec ce résidu, et pour cause. Personnellement, j’ai appris qu’il valait mieux essorer une éponge après usage, voire la rincer une ou deux fois lorsque je l’avais utilisée pour nettoyer un contenu douteux. Mes oublis en la matière m’ont rapidement dissuadé de renouveler l’expérience. Lorsqu’on retrouve de vieilles éponges que l’on a omis de nettoyer, malodorantes, parfois moisies, on peut aisément se figurer ce qui peut se produire si je garde en moi et laisse ainsi décanter ce que j’ai épongé de l’autre.
Les personnes-éponges craignent donc de façon légitime la contamination émotionnelle dont elles sont victimes lorsque le malheur ou la tristesse plane autour d’eux. Malheureusement elles n’ont appris qu’à éponger, pas à essorer.
Prendre l’autre en charge
Certains patients viennent d’ailleurs en psychothérapie pour remettre en question leur fonctionnement d’éponge. La posture du psy les interroge d’ailleurs à tel point qu’ils peuvent parfois lui demander : « mais comment faites-vous pour encaisser tout ce qu’on vous raconte dans la journée ? » Quand ils ne culpabilisent pas plus directement en s’excusant d’avoir pu, durant la séance, dire ce qu’ils avaient sur le cœur, et qu’ils regrettent sincèrement d’avoir refiler tout leur mal être au thérapeute. Ce dernier les remerciera peut-être pour avoir bien voulu prendre soin de lui, avant de leur rappeler avec le sourire qu’il vaudrait mieux veiller à ne pas trop inverser les rôles tout de même. Qui est là pour l’autre ?
« Mais en fait je crois que c’est comme ça que ça se passait avec ma mère/mon père (rayer la mention inutile), j’avais toujours peur de l’angoisser », lâchera peut-être alors la personne-éponge, découvrant ainsi l’endroit où s’enracine un pan de la constitution de son système d’attachement.
Si on laisse de côté un moment ce fondamental de la psychothérapie, la question du patient demeure, et elle est juste : comment le psy fait-il pour encaisser ? Jouons un peu sur les mots d’abord, s’il encaissait effectivement tout ce que déversent les patients, comme autant de buts au fond de ses filets, ce serait un piètre gardien. Il pourrait sinon encaisser les émotions comme on encaisse des chèques et tenir un compte en banque des malheurs du monde, mais même le plus grand masochiste a toujours ses limites, et on ne capitalise pas indéfiniment la souffrance sans risque. Alors, il n’encaisse pas. Il fait autre chose.
Métaboliser l’angoisse
Nous l’avons vu, l’éponge absorbe un liquide et le restitue dans le même état, généralement plus sale du reste, en fonction de sa nature initiale ainsi que de celle du support sur lequel le liquide aura été épongé. Rien ne se crée ni ne se perd, tout se transforme. Mais on n’a pas encore inventé d’éponge résiliente.
Le thérapeute, investi dans le lien émotionnel avec le patient, ressent effectivement quelque chose de ce lien, bon ou mauvais. Sans quoi il serait simplement coupé de ses émotions, coupé de lui et donc de l’autre, dommageable pour accompagner le patient à la rencontre de lui-même. Mais au lieu de filer la métaphore du transvasement (où le patient verserait quelque chose dans le thérapeute), envisageons-en une autre, celle d’une circulation des fluides, à la manière d’un chauffage central par exemple. Le patient et le thérapeute font alors système, un système dans lequel ce que le patient injecte, bon ou mauvais, passe au filtre de la relation thérapeutique et lui revient sous une forme moins angoissante, moins éprouvante. Le thérapeute n’a donc pas épongé ni absorbé, il a plutôt contribué à transformer.
Ce processus ne manquera pas de rappeler au lecteur averti la fonction alpha, décrite par Wilfred Bion, c’est à dire la capacité de la mère à assurer auprès du bébé une fonction de métabolisation de ses angoisses. Le bébé, débordé par des émotions qui dépassent la capacité de son appareil psychique encore immature, confie à la mère le soin d’en faire pour lui quelque chose d’assimilable. Par exemple, lorsqu’il hurle parce qu’il a faim et qu’il ressent cette sensation comme extrêmement déstabilisante, se retrouvant dans un état de désorganisation proche de la panique, sa mère, le rassurera d’une voix douce et posée : « tu as faim mon chéri ». Le bébé a pu déposer auprès de sa mère quelque chose qui l’angoissait et le dépassait pour récupérer un matériau qu’il va pouvoir mettre à profit pour grandir.
La fonction alpha consiste donc bien dans une certaine mesure à absorber quelque chose, mais momentanément seulement, et pour le restituer à l’autre dans une forme plus organisée. Voilà l’éponge résiliente que nous cherchions.
Malheureusement, toutes les mères (ou les pères, il s’agit ici de la fonction maternelle et non pas du sexe de la personne qui s’occupe du bébé) ne sont pas équipées de cette éponge résiliente, ce qui suppose que leur propre mère ait pu effectuer ce travail pour elles, ou qu’elles aient pu effectuer un travail personnel suffisamment approfondi pour y pallier le cas échéant. Quid maintenant du bébé dont la mère ne pourra pas assurer cette fonction auprès de lui ? Et quid du bébé qui va vivre une situation d’inversion des rôles au cours de laquelle la mère va lui faire la demande inconsciente d’assurer la contenance des émotions qui la débordent ? N’ayant pas vraiment d’autre choix, le bébé va probablement faire avec les moyens du bord en devenant l’éponge des angoisses et débordements émotionnels familiaux. Une bonne école pour apprendre à être une éponge, retour quelques paragraphes plus haut.
Trop d’empathie ?
Le processus que je viens de décrire nous amène aux travaux d’Alice Miller qui décrit, dans Le drame de l’enfant doué, la manière dont le bébé va pallier aux déficiences éventuelles de sa mère en acquérant de façon très précoce des capacités intellectuelles et sensitives destinées à la prendre en charge afin d’assurer sa propre sécurité. En effet, si je nais dans un environnement défaillant, j’ai tout intérêt à développer rapidement les qualités nécessaires pour contribuer à la survie de cet environnement, donc à la mienne. Une autre option consiste à prendre le chemin de la folie. C’est lorsqu’on étudie la façon dont les troubles obsessionnels viennent protéger l’intégrité psychique face à la menace du délire qu’on se rend compte finalement que ces deux options sont très proches l’une de l’autre.
Défaut d’absorption
Il y aurait beaucoup à dire encore sur l’éponge. Que penser en effet des personnes qui ne veulent ou ne peuvent partager un lien affectif profond avec d’autres, les émotions partagées semblant glisser sur elles ? Nous avons tous pu assister à ce phénomène curieux : lorsqu’on tente de mouiller une éponge restée au placard pendant un certain temps, l’eau glisse en effet sur elle sans la pénétrer pendant quelques instants, avant que la matière se remette à assurer sa fonction première. On peut penser que celui ou celle qui a dû se défendre face à l’envahissement émotionnel ait pu se rendre ainsi impénétrable pour se protéger. C’est tout le problème que posent les frontières, qu’elles soient physiques, comme celles qui séparent deux états, ou psychiques comme celles qui séparent deux êtres. Trop poreuses, elles ne protègent pas suffisamment des intrusions, ce qui peut parfois devenir menaçant pour l’identité ; trop rigides, elles empêchent le mouvement et les échanges. Le juste milieu réside d’une négociation sans cesse en voie d’actualisation.
Et l’agressivité ?
Tout cela risquerait de nous faire oublier que l’éponge a le plus souvent deux faces, le côté doux et le côté rugueux, le côté vert, celui dont on se sert pour récurer les tâches difficiles. Si je suis dépourvu d’agressivité, dont j’évoquais ici la différence avec la violence, il y a de fortes chances pour que l’autre me choisisse prioritairement pour venir déverser chez moi tout ce dont il ne sait quoi faire. Dans les problématiques actuelles en matière d’écologie, on appelle ça le dépôt sauvage.
La psychothérapie aidera probablement les personnes-éponges à se réapproprier leur côté vert, ce qui peut s’avérer bien utile pour incarner une surface sur laquelle l’autre hésitera éventuellement avant de se déverser. Apprendre à contenir l’angoisse de l’autre avec moins de souffrance, c’est une chose, lui mettre des limites afin qu’il aille éprouver ailleurs son besoin d’être pris en charge en est une autre. Autrement dit, choisir d’éponger quoi, et avec qui.
Tout va mal et je vais bien
Je me souviens d’un patient, ancienne éponge réformée ayant décidé de raccrocher les gants de vaisselle, qui arriva un beau matin en disant : « c’est drôle, le monde va mal, et moi je vais plutôt bien ». Il en était très étonné, lui qui avait vécu des épisodes de grande angoisse lors de faits divers comme les attentats du 11 septembre 2001.
Bien sûr, faire comme si le monde extérieur n’existait pas revient à opérer un clivage qui ne respire pas la santé. Mais être envahi par la détresse du monde sans pouvoir en faire autre chose que de l’absorber n’est pas beaucoup plus économique en termes d’énergie. En parvenant à observer les événements sans en souffrir directement, cette personne démontrait sa capacité nouvelle à envisager que la réalité extérieure à lui, le bruit et la fureur comme le titrait Faulkner, puisse être contenue par une réalité intérieure plus solide.
Pour aller plus loin :
- Un article facile d’accès sur Wilfried Bion et son œuvre passionnante
- Alice Miller, le drame de l’enfant doué, accessible, facile à lire.
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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