En 2013, j’ai supprimé mon profil Facebook. Je ne postais rien ou presque depuis des lustres et ne faisais que regarder mon fil d’actualité, dans cette posture étrange que permettent les réseaux sociaux, qui consiste à observer et à prendre sans rien avoir à dévoiler. On a beau savoir que Louis XIV l’avait inventé avant l’heure, nous pouvons toutefois nous interroger sur ce que cela nous fait éprouver. De mon côté, ayant constaté que cela ne m’aidait ni à me sentir mieux, ni à avoir une meilleure opinion des autres, je quittai le réseau.
Facebook véhicule aussi du contenu de qualité
Mais Facebook ne se résume pas à des relations entre exhibitionnistes et voyeurs sur fond de lol et d’émojis. C’est également un formidable vecteur de contenu. Dans les pages auxquelles je suis abonné aujourd’hui, on trouve aussi bien celle d’un photographe qui publie tous les jours des paysages magnifiques de l’Aveyron où j’ai grandi, que celle d’un entraîneur national multi médaillé en escrime qui partage sa passion de transmettre et son savoir. Seulement, pour accéder à ce contenu, il faut avoir un compte.
J’étais donc titillé depuis quelques mois par l’envie de revenir sur Facebook. J’hésitais encore, jusqu’à ce que je me rende compte – lorsque j’ai voulu créer ma page professionnelle afin de partager mes écrits et mes activités de thérapeute – qu’il n’était possible de le faire qu’en me créant à nouveau un profil. Je me suis donc exécuté, tout en me disant que je pourrais peut-être concevoir différemment mon utilisation de Facebook, ne me mettre en relation qu’avec mes proches et me servir du réseau dans ce qui me semblait être son sens premier : partager des nouvelles avec les gens qu’on apprécie.
Ami pour la vie ?
Quelle naïveté. Trois jours plus tard, je recevais la première demande de mise en relation de quelqu’un que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam, puis une autre le lendemain émanant d’une lointaine connaissance. La première, il me fut facile de la refuser, comme je le fais dans le cadre des épisodiques sollicitations de Marion Yadumonde-Aubalcon ou de Lili Jaitrèsenvie. (S’il n’y a qu’à moi que ça arrive, merci de ne pas me le signaler, parfois il faut savoir tenir à ses angles morts !) La seconde en revanche m’imposa un premier cas de conscience. Je ne suis évidemment pas ami dans la vie avec cette personne, mais elle m’est plutôt sympathique ; il ne s’agit pas d’une confusion des espaces, comme dans le cas où un patient envoie une demande de mise en relation à son psy, que ce dernier refusera sans doute s’il tient à son cadre thérapeutique (à moins qu’il n’utilise son profil qu’à titre professionnel, mais je demeure dubitatif quant à cette méthode). Pourquoi alors aurais-je refusé son invitation ? Comme je ne voulais ni laisser tomber la réflexion et accepter n’importe qui, ni protéger farouchement un espace privé dont j’aurais délimité une frontière très étroite, je décidai de laisser cette demande en suspens quelques jours. (Toute ressemblance avec des faits que vous auriez vous-mêmes vécu est évidemment fortuite.)
Liste d’amis et plan de table
Une semaine plus tard, d’autres demandes étaient venues s’ajouter : ami d’ami vu à une soirée, ancien collègue disparu de la circulation… Je dus me rendre à l’évidence: choisir avec qui vous serez « amis » sur Facebook est à peu près aussi compliqué que de dresser la liste des invités pour un mariage.
« Si le cousin Paul vient, alors pourquoi n’inviterait-on pas la cousine Marthe ?
– Ben peut-être simplement parce que je ne lui ai pas adressé la parole depuis les grandes vacances en 1982…
– Et alors, c’est quand même ta cousine, tu invites bien l’autre pintade, là, Gertrude…
– D’abord c’est pas une pintade, et puis c’est pas pareil, c’est du côté de ma mère… Toi, tu invites ta famille au grand complet alors que tu passes ton temps à dire que tu ne les connais pas, et tu fais l’impasse sur des copains, pourquoi on n’invite pas Mathieu ?
– Parce qu’on a prévu 90 personnes avec le traiteur et qu’on a déjà vu que si on ne restreignait pas un peu, ça faisait 300. »
Pour certains, cela rappellera quelques souvenirs. Combien d’heures passées pour dresser une liste, en prenant en compte les conflits entre les uns et les autres (machin ne pourra pas être assis à la même table que bidule), de la réalité budgétaire (si on invite bidule et ses huit enfants, on renonce à servir du turbot), de ce qui ferait plaisir à untel ou unetelle (j’invite tata machin parce que c’est maman, qui finance les noces et qu’elle veut que sa sœur soit là), et du désir, mais quelle place lui donne-t-on à ce moment-là ? D’autant qu’à l’issue du choix, une partie de ceux qu’on aura décidé d’évincer nous en voudra probablement, et d’autres qu’on aura invités se comporteront peut-être de manière à nous faire regretter les premiers.
L’interdit de la confrontation
Heureusement, Facebook pare à tout risque de fâcherie, puisque vous pouvez supprimer une invitation sans que son émetteur n’en soit informé. Comme si le fait de ne pas recevoir de réponse négative pouvait lui laisser penser que sa demande s’est perdue dans les limbes de l’internet, que vous avez oublié d’y répondre ou qu’un bug a empêché la bonne transmission des données. Bien sûr, il s’agit d’un peu de poudre de pensée magique.
Cela étant, votre profil ne représente probablement pas un événement suffisamment important pour que quiconque s’offusque de ne pas en faire partie. Qui plus est, vous pouvez accepter des invitations tout en restreignant la relation, à un point tel qu’elle sera réduite à l’existence du nom de la personne dans votre liste d’amis. Vous ne verrez rien d’elle, elle ne verra rien de vous.
Mais alors, pourquoi accepter les mises en relation ?
Parce que, comme dans le cadre d’un mariage, il est extrêmement délicat de délimiter les frontières claires du cercle des relations que vous souhaiteriez avoir pour « amis » sur Facebook. Et puis parce que dire non au vingt-et-unième siècle est devenu compliqué. On préfère alors ne rien répondre, ce qui et fondamentalement différent. De l’expression d’une agressivité bien intégrée qui nourrit la relation : « non, je ne veux pas, je ne souhaite pas », on passe à la violence de l’ignorance et du déni : « je fais comme si tu n’existais pas, toi ou ta demande ».
Le bouton de refus s’intitule d’ailleurs « ignorer la demande », au lieu de « refuser la demande ». Et Dénier l’existence de l’autre, de son désir, s’apparente à un comportement violent, certes engendré par le système, mais dont nous pouvons néanmoins décider de conserver notre responsabilité lorsque nous y prenons part. Et pour ma part, j’y prends part aujourd’hui en accumulant les demandes dont je ne sais quoi faire.
Multiplicité des niveaux de communication
Tout cela a singulièrement refroidi mes ardeurs primitives et je me demande comment faire pour publier des choses personnelles, singulières, voire subversives sur mon profil, à moins de passer du temps à tout paramétrer : les cercles concentriques de personnes qui auront accès à mes publications, ce que j’adresse et à qui, à moins au contraire de ne rien calculer et de tout envoyer au vent.
Les communicants sur Facebook adoptent la première solution ; beaucoup d’utilisateurs lambda la seconde, bien qu’on en connaisse aujourd’hui certains risques et qu’on connaisse désormais l’existence de ce qu’on nomme la mémoire éternelle du net.
Je reste cependant admiratif de la révolution Facebook et me retrouve par exemple dans la pensée de Serge Tisseron (un type qui rédige sa thèse de médecine sous la forme d’une bande-dessinée, ça ne peut pas laisser indifférent !). Son concept d’extimité (l’intime exposé) permet de commencer à penser ces choses relativement nouvelles. Car même s’il s’agit d’histoire immédiate ou en tout cas très récente, les réseaux sociaux font désormais partie de notre vie. Il n’est plus temps d’être pour ou contre, mais d’observer la suite de manière attentive et d’inventer notre manière de vivre avec, en responsabilité.
Et nous pouvons au moins partir d’un postulat de départ : être en relation amène le risque, la contrainte, le compromis. Parce que même si Facebook pourrait presque nous le faire oublier, pour être en relation – et si casse-pieds soit-il parfois -, il faut bien un autre.
Pour aller plus loin :
- Un article très clair de Laure Villeret sur l’intimité et les réseaux sociaux sous l’angle voyeur-exhibitionniste.
- Une ébauche par Brigitte Martel de ce qu’on peut écrire et penser sur le vaste sujet de la différenciation entre agressivité et violence, ici dans une vision gestaltiste.
- Une conférence de Serge Tisseron sur la famille et les enjeux des nouvelles technologies. Passionnant, drôle, tout public.
- The Social network, de David Fincher sur Mark Zuckerberg et la création de Facebook. Passé relativement inaperçu lors de sa sortie en salles, c’est un film agréable et rythmé qui a le mérite de montrer comment l’histoire ne retiendra qu’un nom parce qu’il aura su cristalliser – au besoin par des méthodes peu reluisantes – l’émergence d’un phénomène au moment opportun (on pense à Sigmund Freud, Bill Gates et tant d’autres.)
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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Zoukma
Bonjour, personne n’est dupe, si une demande « d »ami » n’obtient pas de réponse c’est bien qu’elle a été ignorée, elle ne s’est pas perdue…
Pascal
Bonjour, vous avez certainement raison, j’attire seulement l’attention sur le glissement sémantique qui opère : il me paraît important de ne pas accepter – sans le réinterroger – qu’un mot en remplace un autre alors qu’il a une signification différente.
philippe grauer
merci de prendre à bras le corps la question des réseaux sociaux. il ne agit selon moi bien davantage de relation que de communication. Ne prenons pas un mot pour un autre, comme que tu dis. En ce qui me concerne je trouve FB sans intérêt. J’y vais, et même j’y suis, par nécessité professionnelle, pour ne pas ne pas y figurer. et dans le style je sème à tout vent, j’édite, pour diligenter de l’information on ne sais jamais où elle pourra atterrir, exactement comme les graines que les oiseaux sèment à tout vent par voie annale, donc avec fertilisateur intégré, ça engendre des forêts quand les conditions sont réunies, ou de beaux accacias mimosas en savane.
à part ça ça fonctionne aussi comme collecteur (un nom pour les égoûts mais pas seulement) de sous groupe partageant les mêmes valeurs et opinions, qui ainsi s’autorenforcent, et de ce point de vue l’absence de critique, de multiréférentialisme, rend la chose morbide. Le même amplifié par le même finit par dépérir, du point de vue de la vitalité de la pensée et de la sentience.
Sans compter la manipulabilité des réseaux sociaux, terrifiante puisque le KGB (le nom change toujours un peu, pas la mentalité) peut ainsi entreprendre avec quelque succès de conquérir par exemple l’électorat américain, littéralement l’intoxiquer.
Si par hasard un réel intérêt apparaît, alors tant mieux, un lien de valeur se tisse. Le long duquel de la réflexion se produit (et même peut-être de la relation). Comme ici par exemple (moi j’interviens à cause de Pascal, que je connais, et du SNPPsy, que je connais aussi (du même, avec qui dialoguer, ça c’est dans le meilleur des cas).
Donc FB comme tout, meilleur et pire, à nous de songer à l’utiliser dans sa dimension humaine. Merci en tout cas de nous avoir lancés sur la piste. Empruntons la. Comme pour tout, un inconvénient du mode FB, c’est l’immédiateté, le spontanéisme, donc le manque de fond. Ça ricoche, mais si c’est pour faire le café du commerce — et pourquoi pas un petit moment commun avec quelques autres, même inconnus, c’est tout de même pas mal chronophage comme on dit de nos jours pour dire que ça nous bouffe notre temps de vie. Autre aspect, pour les gens qui s’ennuient ça doit pas être mal. Sur l’ennui aussi il y aurait à dire. Bref, si on se met à y aller, ça va durer, et peut-être prendre de l’intérêt, mais alors le public, comme les oiseaux dont je parlais au début, va s’envoler : FB est un lieu c’est le moment de le dire, volatile.
Et pourquoi pas précisément ? le café du commerce (quel beau mot, le commerce des hommes comme disait Rousseau), le temps de s’enfiler un café en disant des banalités à d’autres, à des pareils. Le temps de partager une bribe d’humanité quasi irresponsable ? où l’on peut, ensemble, jouer, improviser, lâcher juste un truc encore irréfléchi, entre « amis » de zinc. Je m’imagine Roland Barthes, ce qu’il aurait aimé dire sur ce nouveau mode de communication et de socialité. Comme il n’est plus là, il n’y a plus que moi qui puisse faire le travail. Encore une chose à faire. Arrêtez !
grauer
pardon pour les fautes, et même au début une phrase qui dit le contraire de ce qu’elle veut dire. Les joies du FB, tout à la va vite, mal écrit mal pensé (je ne parle pas pour la contribution de Pascal), pas trop soigné, toujours le temps, celui qu’on n’a pas.