Atlas, le monde sur ses épaules

Dans la mythologie grecque, Atlas est condamné par Zeus à porter la voûte céleste à bout de bras, mais il est souvent représenté portant le monde sur son dos. L’atlas, c’est également la première vertèbre cervicale, celle qui soutient la tête, notre monde interne, personnel. Parfois ce dernier pèse lourd, lui aussi.

Atlas portant le monde, (Denis Doukhan de Pixabay)

Avertissement : ce billet ne traite pas directement de la psychothérapie, mais se sert de l’escrime pour l’aborder de façon détournée. Il comporte d’ailleurs du jargon qui pourrait en rendre sa lecture peu fluide pour le néophyte.

Trop de pression

Paris, Halle Carpentier, la fête des jeunes : le grand raout annuel de l’escrime française. Comme il se doit, il fait 48° à l’ombre, les tireurs sont au bord du malaise, les entraîneurs gèrent un peu de technique et beaucoup d’émotions ; un bon millier de personnes se plongent pour un weekend dans un bain d’hystérie collective adolescente avec une bonne dose de masochisme (faire la queue pour assister à des finales dans une salle qui tient davantage du sauna que du gymnase, dépenser une fortune pour un gobelet de coca à moitié vide, …), et en dépit de tous ces détails qui pourraient sembler pénibles, ce weekend représentera pour la plupart des tireurs le meilleur souvenir de leur carrière sur les pistes.

Les poules ont démarré. Lisa, tête de série n°6, vient de perdre ses deux premiers assauts contre deux adversaires nettement moins fortes qu’elles. Elle est blême, reste seule au fond de la piste, raide comme un cierge, bras croisés, mâchoires serrées. Ses parents ont tenté de la rassurer, ses copines ont essayé de la chouchouter, son maître d’armes a tenté de l’engueuler, rien ne semble avoir prise sur elle. Au troisième assaut, Lisa craque, elle pleure sous son masque alors qu’elle est menée 3-2. Courageusement, elle raccroche à 4-4 et tente alors l’une de ces touches dont on sait pertinemment qu’elles ne peuvent passer avec succès que le jour où l’on transpire la vista par toutes les pores de la peau. Bien sûr elle échoue. Troisième défaite 5-4.

Dialogue émotionnel en milieu tropical

Ce genre de situation place le maître d’armes en délicatesse. Il y a toujours la solution de laisser Lisa à ses responsabilités et de quitter la piste sur le mode : je ne peux rien pour toi. Si elle a suffisamment de ressources, elle peut en profiter pour reprendre le dessus. Sinon, elle vivra ce départ comme un abandon qui viendra s’ajouter à ses émois du jour, comme une ultime pelle de terre pour recouvrir le cercueil de ses espérances. À soupeser consciencieusement donc. Autre solution, s’asseoir avec elle et tenter de comprendre ensemble ce qui est en train de se produire.
Ce jour-là, c’est ce que j’avais tenté de faire. Je précise que je n’étais ni psychopraticien, ni coach professionnel à l’époque. Mais j’ai conservé cet échange avec Lisa dans ma mémoire, sans doute parce qu’il m’avait remué à l’époque. En voici un extrait :
(N.B. faut-il préciser que par souci de confidentialité, les prénoms ont été changés ?)

« Quand je te vois tirer, j’ai l’impression que tu te mets une pression dingue.
– Possible…
– Qu’est-ce qui se passe ?
– J’ai peur…
– Mais de quoi ?
– J’ai peur de perdre le match, et de foirer ma compet.
– Ah… Et qu’est-ce qui se passerait alors ?
(silence)
– Je décevrais mes copines.
– Ah. Et quoi encore ?
(nouveau silence)
– je décevrais mes parents… (les larmes montent)
– Autre chose encore ?
– (dans un souffle) Je te décevrais, toi aussi. »

Elle pleure. Et je n’en suis pas loin moi-même.
Je me souviens avoir dit à Lisa que j’étais extrêmement triste en l’entendant et que je me rendais compte qu’elle ne pouvait pas gagner avec tout ça sur les épaules. C’était trop lourd. Je me souviens lui avoir dit que si je ne pouvais évidemment pas m’engager pour ses parents, en ce qui me concernait en revanche elle ne pouvait pas me décevoir en perdant ses assauts, ni en ratant toutes les compétitions possibles et imaginables. Je savais qu’elle s’entraînait sérieusement, qu’elle faisait de son mieux. Je l’assurai que ses résultats ne changeraient pas ce que je pouvais percevoir d’elle ou éprouver à son sujet, qu’elle gagne ou qu’elle perde.
Je conclus par quelque chose comme : « tu peux juste gagner pour toi, moi je n’ai pas besoin de tes victoires pour t’apprécier comme tu es. » À l’époque, je n’avais pas osé la prendre dans mes bras ; aujourd’hui je les lui ouvrirais en grand sans hésiter.

Lisa avait gagné ses derniers assauts de poule, mais l’énergie psychique dépensée lors des trois premiers l’avaient littéralement mise KO. Deux tours de tableau plus tard, sa fête des jeunes s’envolait.

La figure et le fond

Pour gagner un assaut d’escrime, nous le savons tous, le but est de mettre une touche à la fois, l’une après l’autre. Comme me le disait un collègue qui avait oublié d’être bête : par quatre c’est nettement plus difficile.
Seulement, un assaut en quinze points n’est pas qu’une succession de touches. Comme au tennis et dans bien d’autres sports, celui qui veut s’imposer a tout intérêt à construire son assaut. Sans quoi il s’expose à la première baisse de régime venue ou au premier changement tactique de la part de son adversaire. Il y a une stratégie à mettre en place, une tactique à élaborer, une toile à tisser dans laquelle on espère prendre l’adversaire.

Le tireur le plus efficace est donc celui qui, tout en étant capable de construire mentalement la structure globale de son assaut (le fond), est capable de tirer chaque touche comme s’il n’y en avait qu’une seule (la figure). Ce qui fait figure dans l’idéal de la performance, c’est le moment présent, la touche en cours, en lien avec l’adversaire.

Le vase de Rubin, la perception figure-fond

Mais parfois, comme dans la figure du vase d’Edgar Rubin, fond et figure s’inversent, c’est ce qui se produit ici avec Lisa. Au premier plan ne figure plus la touche à mettre, mais l’assaut, la compétition, et même la perception que les autres pourraient avoir d’elle, jusqu’à la perte possible de leur amour. Comment gagner un assaut avec un paysage aussi envahissant ? Quelle énergie psychique reste-t-il à la disposition de Lisa pour entrer en relation avec l’adversaire ?
Cette inversion fond-figure, c’est ce qui se produit le plus souvent lorsque nous employons des expressions comme « il est paralysé par l’enjeu » ou « elle s’est mis trop de pression ».

On la retrouve de façon symptomatique chez les tireurs qui tentent des touches vouées à l’échec dans des moments cruciaux, lorsque la tension est au plus haut, comme s’ils avaient oublié la présence de l’adversaire. En fait, ils ne l’ont pas oubliée, ils n’ont tout simplement plus l’espace psychique disponible pour la prendre en compte, empêtrés qu’ils sont dans des enjeux qui dépassent souvent de loin le cadre de la compétition sportive. Compétition qui n’est qu’un jeu, il est parfois bon de le leur rappeler.

L’entraîneur et l’amour inconditionnel

Sans vouloir prendre la place du psy, le rôle de l’entraîneur lorsqu’il constate que l’escrimeur qu’il accompagne est pris dans un enjeu de ce type, surtout lorsqu’il s’agit d’un ou d’une adolescent(e), pourrait consister à le/la rassurer sur la constance de ses sentiments et de la relation qu’il entretient avec elle/lui. Le discours qu’il pourrait alors lui tenir serait de cet ordre-là :

« Tu peux être premier ou dernier, j’éprouve et j’éprouverai la même chose à ton égard, cela ne changera rien pour moi. Je ne donne pas mon affection ni ma considération en fonction des résultats et notre relation ne se mesurera jamais à l’aune du nombre de médailles que tu rapporteras. Je suis touché que tu souhaites gagner pour me rendre fier, mais je n’ai pas besoin de ça pour t’apprécier et t’estimer. »

Il consistera également à rappeler au tireur que ses performances lui appartiennent en propre, les bonnes comme les mauvaises. On peut vouloir gagner pour ses parents, pour son entraîneur, pour son club, pour son pays, pour Dieu ; mais du point de vue existentiel, je demeure convaincu que le plus enrichissant consiste à gagner et à perdre pour son propre compte.

Ce discours s’apparente à de l’amour inconditionnel, celui qu’un parent ayant eu la chance d’en avoir bénéficié lui-même peut à son tour transmettre à ses enfants, mais rares sont finalement ceux qui ont pu profiter de ce bonheur.
Pour tous ceux qui ont été aimés sous condition (je t’aime si tu es bon à l’école/si tu optes pour des choix de vie dans la lignées des miens, si tu brilles en compétition sportive ou dans toute activité artistique ou culturelle, etc.), il est bon de dire et de rappeler le plus fréquemment possible qu’ils sont dignes de recevoir l’amour et l’affection d’autrui sans aucune contrepartie de leur part. Pas de si, pas de mais, pas de chantage affectif.
Va et sois fier(e) de toi, moi je le suis déjà.

amour inconditionnel et amour sous condition, deux options inconciliables

Image par 4144132 de Pixabay

Pour aller plus loin :

  • Une introduction à la Gestalt-thérapie à laquelle j’emprunte la métaphore de la figure et du fond dans les relations humaines.
  • L’article wikipédia déjà en lien plus haut sur la perception figure-fond.
  • L’excellent Un amour qui guérit, sous-titré l’importance de la relation en psychothérapie, d’Edmond Marc et Jenny Locatelli. Cet amour détoxifié dont nous parlent les auteurs et qui est en lien avec l’amour inconditionnel que j’évoque ci-dessus.

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Le Bruit des lames - Pascal Aubrit - livre escrime

Le Bruit des lames, récit de terrain d’un jeune maître d’armes, est sorti le 1/9/2020.
Tous les détails et les différentes possibilités pour se le procurer : https://desanglades.fr/

 

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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