De quoi discutent deux frères, l’un professeur de chant et l’autre psy, lorsqu’ils se rencontrent ? Comme on peut s’y attendre, ils parlent souvent de musique et de psychothérapie.
En fond, une chanson de Sia passe sur les ondes et dès la première attaque de voix, le professionnel du chant dit : « ça me donne des frissons ! ». Le professionnel de la relation répond : « mais moi aussi ! »
C’était il y a quelques jours, par une agréable soirée lyonnaise, face aux quais de Saône. Je découvrais alors que les sensations corporelles si particulières que j’éprouve en écoutant chanter Sia peuvent tout aussi bien être ressenties par une personne qui a longuement travaillé sur la voix, aussi bien d’un point de vue artistique que technique. Jusque-là j’en doutais. J’ai entendu à de multiples reprises des gens dire que Sia leur donnait la chair de poule, leur faisait dresser les poils, et d’autres expressions largement teintées de corporéité. Mais je n’avais jamais encore entendu un musicien professionnel partager cet éprouvé, uniquement des amateurs de pop comme moi-même, simples profanes. Sans doute pensais-je que les musiciens ne peuvent avoir ce type de réaction qu’en entendant des choses extrêmement complexes, puisqu’ils snobent souvent la pop music. Je découvre qu’il n’en est rien. La sensation ressentie est au-delà de la (prétendue) richesse musicale.
Enquête psycho-vocale
Il n’en fallait pas davantage pour que nous essayions de mettre en commun nos idées, et surtout nos questions. Qu’est-ce qui fait frissonner ? Est-ce la technique vocale ? Mais alors nous serions probablement plus enclins à réagir en écoutant un ténor interpréter un air d’opéra, ou bien une chanteuse jazz virtuose… Est-ce la chanson elle-même ? Mais alors pourquoi cela ne nous touche-t-il pas de la même manière lorsque c’est repris par un(e) autre interprète ?
Est-ce l’émotion que l’interprète parvient à faire passer dans sa voix ? Autrement dit, la question serait-elle en fait : « qu’est-ce qui fait frissonner ? » ou bien « qui est-ce qui fait frissonner ? » Mais dans ce cas, serait-ce inné ? Bof. Peut-on apprendre à le faire ? Gaël me dit : oui, sans aucun doute, n’importe qui, avec du travail, pourra faire frissonner certaines personnes. Quant à le produire à l’échelle de ce que fait Sia, c’est autre chose. Sans compter que si nous posons une responsabilité du côté de l’émetteur, il faut bien également qu’il y en ait une chez le récepteur. Pour frissonner, encore faut-il avoir la capacité à se mettre dans une ouverture sensitive suffisante. Autrement dit, pour pouvoir être touché, encore faut-il que j’autorise l’autre à le faire.
Après avoir investigué la question vocale, nous cherchons ensuite du côté psychique. J’avance une hypothèse : il n’est pas besoin d’avoir fait vingt ans d’études de psycho pour sentir que Sia n’a pas eu une enfance dorée. Ce qui nous touche lorsqu’elle chante, ce sont probablement ses blessures. Ou plutôt, on pourrait dire qu’elle parvient à faire passer dans sa voix un éprouvé sensible qui vient nous toucher de manière très primaire, animale même, parce qu’il nous connecte avec elle sur un plan émotionnel et sensoriel. Les frissons s’apparenteraient donc à une décharge émotionnelle telles qu’on les constate en réaction immédiate post-traumatique (à la manière des chiens que l’on voit frissonner intensément après un affrontement). Mais les questions restent nombreuses : est-ce que ça touche tout le monde ? Non, certainement pas, d’ailleurs certains d’entre vous qui n’éprouvent rien d’autre que de l’ennui profond en écoutant chanter Sia sont peut-être parvenus jusqu’à ce point de l’article en se disant : « mais qu’est-ce qu’il raconte ? Sia ? sans intérêt ! Moi, le seul frisson que je ressens, c’est en écoutant Bon Scott et Angus ! Mais ceux-là ont sans doute déjà arrêté leur lecture depuis quelques paragraphes. S’ils ont tenu jusqu’ici, je leur propose à l’occasion de se diriger plutôt vers ce billet.
Des sons et des images
Autre question : frissonnons-nous en lien avec les images, puisque Sia a forgé sa popularité au travers de clips aussi esthétiques que dérangeants, et qui évoquent la traque, l’abus et l’emprise, la dérive et l’alcool ou encore la violence et le meurtre ? Mais alors pourquoi est-ce que ça marche dès les premières notes entendues en radio ?
Bref, nous n’avons évidemment pas trouvé réponse à nos questions. C’est bien pour cela que j’écris cet article, le questionnement étant certainement plus fertile que les conclusions.
J’avancerai tout de même une seconde hypothèse, en lien avec la première. J’ai pu remarquer que lors d’un travail émotionnel en groupe de psychothérapie, certains participants font résonner le groupe d’une façon particulière, là où d’autres ne provoquent pas autant d’empathie. Comme si la souffrance des uns venait toucher quelque chose de plus commun, pour ne pas dire d’universel. Dans cet ordre d’idée, je me demande si Sia, comme d’autres avant elle, ne vient pas nous toucher en écho à ce que nous avons de plus commun ; c’est en cela que je parlais d’animalité plus haut. Et le fait que l’émotion passe aussi spontanément dans le corps indiquerait que cela nous ramène à des époques de nos vies où il n’y avait pas encore de mots, dans ce qu’on nomme l’archaïque. Voilà un début de réflexion à ouvrir, comme certaines cages.
Une autre piste serait celle de la résonance vibratoire, puisque toute chose et tout être en possède une. Mais comment aller dans cette piste sans verser ni dans un mysticisme bon marché, ni dans un scientisme déshumanisé – ce qui revient à peu près au même d’ailleurs –, c’est une autre histoire.
Et vous, qu’est-ce qui vous fait frissonner ? Plutôt ça ? Ou bien ça ? Ou encore ça ? Mais j’arrête là, ce sont juste quelques uns de mes frissons personnels. Et pour le plaisir de tous, je vous propose d’écrire en commentaire vos frissons musicaux, et de les partager, tant qu’à faire !
Pour aller plus loin :
- 1000 Forms of Fear, l’album de tous les tubes de Sia (le titre suffit à comprendre que la dame n’écrit pas sur les petits oiseaux et les licornes roses).
- Réveiller le tigre, le livre dans lequel Peter Levine présente une théorie psychocorporelle du traumatisme et son accompagnement en psychothérapie. Les frissons ou tremblements y sont largement évoqués.
- Le site de Gaël Aubrit, sur lequel on trouve son actualité, ses cours, stages et formations.
- Le site du mouvement chant pour tous, qui mériterait un article à lui seul. Chant pour tous, ou lorsqu’on se réunit en groupe pour éprouver ensemble la vibration des voix et la relativité des limites psychocorporelles : comment exister en tant que tout ou partie de cet instrument groupal tout en conservant mon unicité, tout un programme que vous pouvez aller découvrir et expérimenter pour vous-mêmes dans l’un des nombreux événements qu’ils organisent.
- Frissons, tremblements, émotions, si ça n’est pas du psychocorporel, ça y ressemble fortement.
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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Cédric
Pas mieux:
https://youtu.be/JfaEM18OOuM
Gaël
Quelques exemples (il y en aurait tellement) de frissons personnels dans des styles différents :
– « Lament » de/par Youn Sun Nah : https://youtu.be/csOhhHSQ1H4
– Une improvisation de Bobby McFerrin : https://youtu.be/EYiT2b9pGng
– « Quiet » de Jonathan Reid Gealt par Tituss Burgess : https://youtu.be/r_467614wA0
Certains passages de ces musiques me font frissonner quasi systématiquement à chaque fois que je les écoute… après j’observe effectivement que la qualité de ces frissons varie en fonction de mon état, par exemple je frissonne nettement moins si j’écoute d’une oreille tout en pensant à un truc qui me prend la tête, que si je suis disponible (et on pourrait aussi écrire un article entier sur cet état « d’ouverture sensitive »).
Mais pourquoi est-ce que ça ne fera pas frissonner plein de gens, même en état d’ouverture sensitive, alors ça… blessures ? Signatures vibratoires ? L’hypothèse de la résonance vibratoire me tente bien, mais bon… vivement que la science nous aide à y comprendre quelque chose (et surtout à pouvoir en parler sans déclencher de méfiance) !
En réponse au début de l’article, je connais bien heureusement de très nombreux musiciens professionnels qui frissonnent en écoutant Sia, ou autres chanteurs/chanteuses « mainstream ». Personnellement je déplore la violence des propos souvent tenus contre la musique mainstream, mais ça aussi ça demanderait un article entier… en tout cas il est clair qu’on peut avoir une oreille musicale éduquée tout en gardant la capacité à être touché par du « profane » (le terme me plaît beaucoup dans ce contexte) !
J’ai rencontré de nombreux experts musicaux qui n’étaient pas (ou plus) touchés par grand chose, si ce n’est quelques artistes dont les musiques correspondaient à leur standards/valeurs. Personnellement ça me rend un peu triste de si peu pouvoir partager avec ces personnes-là, vu à quel point j’aime être touché et me réjouis d’être touché par plein de choses différentes (chaque fois différemment). Je me dis au passage qu’il y a un souci quelque part si la maîtrise d’un art nous amène à ne plus autant savourer celui-ci dans ses différentes formes. D’où ma recherche depuis longtemps sur « comment être touché (ou pas) »…
Un expert de la voix peut aussi être très touché par une chanteuse ou un chanteur qui chante faux… c’est peut-être plus rare qu’avec le mainstream, mais j’en connais quand même plein. Je crois que ça a également à voir avec ce qu’on en pense : si on a des jugements négatifs sur le mainstream ou sur le fait de chanter faux, on est probablement beaucoup moins susceptible de se laisser toucher.
Bref, questionnons, questionnons ! Merci pour cet article qui contribue à cette passionnante recherche, et merci aussi pour la pub ! 😀
Claire
J’adore « Hallelujah » version française interprétée par Edith Martel, car la beauté des paroles s’ajoute à la beauté de la chanson originale de Jeff Buckley.
https://youtu.be/_Eppglgd6us?feature=shared