Pour le troisième article de ce triptyque sur l’escrime, après le masque et la compétition, j’aimerais que nous portions notre attention sur le mal aimé du sport : l’arbitre.

Comme tous les éducateurs, j’ai souvent eu à effectuer cette expérience à la fois intense et étrange qui consiste à arbitrer des sportifs en compétition. Étant assez moyen dans cet exercice, pour des raisons que j’ai mis bien des années à comprendre, je me suis beaucoup intéressé aux relations entre les sportifs et les arbitres, sans doute pour mettre des mots sur quelque chose qui me dépassait. En escrime, j’ai formé et évalué de nombreux arbitres (on apprend souvent aux autres avec talent ce qu’on est bien incapable de faire soi-même) qui m’ont aidé à comprendre ce qui pouvait se jouer dans leur relation avec les athlètes, lorsque monte l’adrénaline et que leur responsabilité est engagée.

N.B. Le fait que je relie l’arbitre et la fonction paternelle dans les lignes qui vont suivre n’exclut absolument pas l’idée que l’arbitre soit une femme ! Tout comme il est parfois du ressort de la mère d’assumer la fonction paternelle dans une famille, et inversement, j’évoquerai ici l’arbitre ou le père comme lié à une fonction et non à un genre.

Fonction du tiers, fonction du père

Un peu de base psychique pour commencer. Au commencement de la vie, nous sommes deux, le nourrisson évolue dans un lien fusionnel avec sa mère. L’identité est encore floue, même si le sens d’un soi émergent, pour reprendre les mots de Daniel Stern, existe dès les premières semaines de vie.  Les limites sont à consolider entre ce qui est moi et ce qui est autre.

Puis – je vous passe quelques étapes, au demeurant passionnantes, mais qui risqueraient de nous emmener bien loin du développement que je souhaite mener – nous devenons trois. Une première fois lorsque nous pouvons reconnaître une seconde figure parentale qui nous prodigue des soins, généralement le père, et vient en quelque sorte interrompre ce fantasme de vie à deux avec la mère : mince alors, il y aurait quelque chose d’autre que maman et moi. C’est ce qu’on appelle le tiers séparateur. L’enfant passe alors de deux à deux par deux (vous me suivez ?), soit avec l’un, soit avec l’autre ; c’est avec maman OU papa. Puis, lorsque l’enfant devient capable d’intégrer la complexité inhérente à une relation à trois, nous devenons alors trois, mais d’une autre façon : c’est avec maman ET papa. La triangulation œdipienne est en place.

l'arbitre en sport et la fonction paternelle

Photo Marie-Charlotte Danjon

Dans le sport de compétition, cette fonction du tiers est incarnée par l’arbitre. Comme le père, il est le garant de la loi commune, ici des règles de la discipline dans laquelle il officie. Comme le père qui vient interrompre le fantasme de fusion du bébé et de la mère, il rappelle aux athlètes que sa présence est nécessaire pour que leur relation puisse évoluer dans des limites claires et identifiées.

De fait, le rôle d’incarnation de la loi confère parfois cet aspect froid et intransigeant qu’on reproche souvent aux arbitres, et sans lequel son intervention serait impossible. Un arbitre peut dialoguer, être ouvert à l’échange, entendre les doléances des athlètes, sa décision n’en sera pas moins souveraine, radicale et sinon incontestable, du moins définitive, pour ne pas dire inexorable.

Autorité ou pouvoir ?

nul besoin d'être un homme pour exercer la fonction paternelle !

Image par Keith Johnston de Pixabay

Comment s’étonner alors des réactions parfois violentes des athlètes face à la décision de l’arbitre, puisque cela nous renvoie directement à notre rapport à l’autorité et au pouvoir ?
En passant, arrêtons-nous un moment sur ces deux termes bien différents l’un de l’autre. L’autorité émane de celui ou de celle dont j’accepte l’influence et les décisions, parce que notre relation me laisse suffisamment libre et me nourrit en termes de confiance ou de sécurité. Je suis donc libre de reconnaître ou non l’autorité d’autrui.
Le pouvoir, c’est au contraire la possibilité de la mainmise de l’autre sur moi, sur ma liberté de penser, d’être ou d’agir.
On assiste à cette différence de façon assez flagrante lorsqu’on observe un parent ou un enseignant face à un enfant à qui une tâche est demandée. L’enfant s’exécute-t-il de lui-même, ou bien l’adulte a-t-il besoin d’avoir recours à la menace, à la punition pour parvenir à ses fins ? Dans le second cas, l’adulte a fait usage de son pouvoir sur l’enfant. Dans le premier, il faudrait savoir si l’enfant s’est exécuté parce qu’il s’est reconnu comme partie prenante dans l’action à mener, s’il a pu s’appuyer sur l’autorité de l’adulte en se reliant à lui, auquel cas il s’agit bien de l’autorité dans son sens premier, celui de rendre l’autre auteur. S’il a agi par crainte de la menace à venir, alors il s’agit une nouvelle fois de pouvoir exercé sur lui.

Qui a subi de trop près le pouvoir d’autrui dans son enfance reste difficilement serein face à ce qu’il vit comme une reviviscence d’un passé douloureux. Or, de par leur fonction, Les arbitres ont du pouvoir, mais ils ne font pas forcément autorité.  Quelle que soit la discipline sportive que vous pratiquez, ou appréciez de regarder, je vous invite à identifier mentalement les arbitres que vous jugez comme faisant autorité, et ceux qui sont contraints pour s’imposer à faire usage du pouvoir conféré par leur statut.

Revenons au père

Il serait bien sûr abusif de faire un raccourci systématique entre les réactions d’un athlète face à une décision d’arbitrage défavorable et son histoire avec l’autorité parentale. On peut en revanche s’interroger sur les différences flagrantes de relation à l’arbitre selon les individus; et notamment chez les enfants en situation de compétition. Certains n’osent pas protester, même lorsqu’ils savent pertinemment que l’arbitre vient de commettre une erreur ; d’autres au contraire sont en permanence sur le qui-vive, semblant prêts à mordre au moindre doute, tel John Mc Enroe dans ses meilleurs débordements.

Cette fonction d’affrontement avec l’arbitre peut d’ailleurs avoir d’autres utilités. Mc Enroe l’utilisait vraisemblablement sur un mode inconscient pour mobiliser son agressivité vers la victoire, et il ne perdait que rarement son objectif de vue. Au contraire, chez d’autres athlètes (ou entraîneurs), il s’opère un déplacement de l’agressivité qui a pour but de s’extraire de la relation avec l’adversaire. Ils cessent en quelque sorte de se battre contre l’autre pour se battre avec l’arbitre, dans un rapport de force qu’ils savent perdus d’avance, et qui n’engage donc pas leur responsabilité. Il s’agit donc d’une forme de sabotage : « J’ai perdu, mais l’arbitre… », autrement dit : j’ai perdu, mais ça n’est pas parce que l’autre était plus fort, c’est parce que la loi était contre moi. Je ne pouvais pas gagner.
Interprétation facile, et donc à prendre avec toutes les réserves d’usage : une fois de plus, mon père ne m’a pas soutenu, il n’a pas été là pour moi.

Accepter de subir et de commettre des erreurs

Comme dans toute fonction qui consiste à faire appliquer la loi, être arbitre revient à faire face à la limite du jugement humain. Selon les disciplines, et avec plus ou moins de bonheur, l’arbitre se trompera plusieurs fois dans la journée, voire plusieurs fois dans le même match d’une journée de compétition, et personne ne peut rien y faire. Dans une société comme la nôtre où l’on tente en permanence d’éradiquer les risques, il n’existe toujours pas d’assurance anti-bourdes pour les arbitres.
Ça n’est pas pour rien que les discussions sur l’arbitrage vidéo reviennent régulièrement sur le tapis ; il s’agirait là vraisemblablement de la tentation de parvenir à un arbitrage « zéro erreurs », ce qui reviendrait à oublier qu’on aime aussi (et surtout ?) la compétition sportive pour sa glorieuse incertitude, celle qui lui confère son aspect dramatique, même si ça n’arrange pas forcément les acteurs de sa dimension commerciale. Si le meilleur se met à perdre sur le cinquantième à cause d’une bête erreur d’arbitrage, ses sponsors risquent de grincer des dents.

Mais revenons aux protagonistes sur le terrain. J’ai avancé une hypothèse dans le paragraphe précédent sur les raisons pour lesquelles il est si difficile pour certains athlètes de supporter l’erreur, en particulier quand ils la confondent avec l’injustice. Cela arrive souvent lorsqu’ils n’ont pas été suffisamment soutenus dans leur rapport à la loi, quand la balance entre autorité et pouvoir leur a été par trop défavorable. Mais qu’en est-il pour l’arbitre qui doit faire face à un autre challenge narcissique : celui qui consiste à accepter l’idée de se tromper, donc de distiller cette injustice ?
Mettons tout de suite de côté l’idée qu’il y a dans la fonction un certain nombre de pervers qui apprécient le fait de pouvoir être injuste et de tricher en toute impunité. Ils ne représentent qu’une infime proportion du corps arbitral ; c’est sans doute malheureux et révoltant, mais c’est la vie. Intéressons-nous plutôt à tous ceux qui, par leurs décisions, prennent le risque chaque dimanche de provoquer la peine, la frustration, la colère et la tristesse des compétiteurs, puisqu’ils se tromperont forcément à un moment ou à un autre. Errare humanum est.

L'arbitre en sport et la fonction paternelle

Photo par Marie-Charlotte Danjon

Et même si les arbitres parvenaient à faire mentir les statistiques, nous avons pu voir dans un précédent article sur la compétition que la défaite peut s’avérer difficile à supporter, et que le responsable tout trouvé lorsqu’il est trop dur de reconnaître sa propre responsabilité reste bien sûr l’arbitre.

Pour assumer ce rôle ingrat s’il en est, encore faut-il accepter l’idée de se tromper, d’être donc faillible, imparfait. Encore faut-il ensuite, à l’instar de l’athlète qui refuse de gagner pour ne pas faire perdre l’autre, accepter la perspective de faire souffrir le compétiteur qui perd, peut-être fantasmatiquement par notre faute.
Ça doit tout de même faire quelque chose, à moins de se couper de ses émotions et d’avancer le nez en l’air en répétant que dura lex, sed lex, et que sans arbitre pas de sport de compétition, ce qui est évidemment vrai, mais quand même.
Et pour être chaque dimanche un arbitre capable de faire appliquer le règlement, de ne pas abuser de son pouvoir, privilégiant le dialogue au carton, et assumant ses erreurs, au moins pour lui-même s’il est délicat de les reconnaître face à l’autre, il faut posséder une sacrée maturité psychique.

Bref, vous l’aurez compris, je suis très admiratif vis-à-vis des arbitres. Il m’apparaît riche à tout âge d’apprendre à arbitrer son sport, en particulier dans les disciplines comme l’escrime où le jugement de l’arbitre a une influence décisive sur le jeu, et où ce dernier se trouve au contact direct des athlètes. Un bon arbitre fera ainsi l’expérience de l’usage du pouvoir et de la responsabilité que cela lui confère ; il deviendra sans doute un bon médiateur, voire un bon père, à tout le moins pour lui-même.

Pour aller plus loin :

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Le Bruit des lames - Pascal Aubrit - livre escrime

Le Bruit des lames, récit de terrain d’un jeune maître d’armes, est sorti le 1/9/2020.
Tous les détails et les différentes possibilités pour se le procurer : https://desanglades.fr/

 

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)

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