Il ne faut pas trop s’affecter du malheur des autres. Chaque accident arrivé à autrui est un accident évité pour vous.
Sacha GUITRY
Comme moi, vous l’avez lu, entendu, partout et depuis des années, peut-être même l’avez-vous relayé vous-même au contour d’une conversation : « nous vivons dans une société individualiste ».
L’hypothèse contenue dans ce lieu commun, lorsqu’on interroge celui ou celle qui l’énonce, est la suivante : nous vivrions dans une société où l’individu se préoccupe de lui-même avant toute chose et n’accorde que peu d’importance aux autres.
C’est possible, ça paraît même assez sensé, mais cela ne recouvre qu’un aspect très superficiel de la notion d’individualisme et on peut même parler d’un contresens. En effet, il s’agirait ici plutôt d’égoïsme, comme les sociologues l’ont défini pour séparer les deux notions. On pourrait dire également, terme plus psy, qu’il s’agit de narcissisme, et que l’homme moderne, tel celui du mythe de Narcisse, est si préoccupé de lui-même et de son image qu’il est prêt à se noyer dans son propre reflet, prêt à disparaître dans la mise en abyme d’un ultime selfie pris avec son smartphone.
Identité fragile
Un tel être humain transpire l’angoisse. Celle de son identité fragile, qu’il doit rassurer en permanence par l’image qu’il donne aux autres ; celle de son manque d’empathie, puisque si préoccupé qu’il est de sa propre importance, il n’a que peu de disponibilité pour l’autre et la communauté. Tout cela est au-dessus de ses forces, quand il ne le méprise pas pour se donner une illusion de grandeur égotiste. Voilà le portrait de l’individualisme tel qu’on voudrait nous le vendre, celui d’un mouvement d’âme si fragile qu’il a besoin de prendre appui sur les autres, au besoin en les écrasant joyeusement, que ce soit en son nom ou en celui de la collectivité, et qui contraste brutalement avec la définition qu’en donnait Benjamin Constant :
L’individualisme établit pour premier principe que les individus sont appelés à développer leurs facultés dans toute l’étendue dont elles sont susceptibles ; que ces facultés ne doivent être limitées qu’autant que le nécessite le maintien de la tranquillité, de la sûreté publique ; et que nul n’est obligé, dans ce qui concerne ses opinions, ses croyances, ses doctrines, à se soumettre à une autorité intellectuelle en dehors de lui… (Revue encyclopédique, 1er février 1826).
A ceux que la référence d’un auteur libéral effraieraient, je propose ces fragments de la pensée de Jean Jaurès :
Proclamer la valeur suprême de l’individu humain, c’est réfréner l’égoïsme envahissant des forts : ce n’est pas décréter l’égoïsme universel. Au contraire, quand l’individu humain saura que sa valeur ne lui vient ni de la fortune, ni de la naissance, ni d’une investiture religieuse, mais de son titre d’homme, c’est l’humanité qu’en lui-même il respectera
[…] Vivre en autrui est la vie la plus haute, car lorsque, par un acte de liberté, nous avons franchi nos propres limites, nous n’en rencontrons plus, et une sorte d’infinité s’ouvre à nous. Aristote a dit que le plus grand bienfait de la propriété, c’est qu’elle permet de donner. Ainsi quand tous les hommes auront la propriété d’eux-mêmes, il sera doux à plusieurs de faire don de soi. (Socialisme et liberté, article paru dans la Revue de Paris en 1898.)
L’individualisme encourage l’expression d’un moi fort
Traduit en langage psychothérapique, l’individualisme consiste donc à permettre à la personne de développer son potentiel dès lors qu’il ne nuit pas à autrui, ainsi qu’à encourager le développement de son propre système de pensée. C’est d’ailleurs le programme que proposent la plupart des mouvements psychothérapiques, de la psychanalyse aux thérapies humanistes. Je pense en particulier à Carl Rogers, dont la méthode visait à permettre à l’être humain une meilleure appréciation de ses ressources, ainsi qu’une plus grande possibilité d’expression. Il s’agit d’aider l’autre à devenir plus libre, donc plus fort et moins soumis à ses héritages familiaux, sociétaux, environnementaux. Il ne s’agit pas de les renier, de faire comme s’ils n’existaient pas, ni de les dépasser, mais de les intégrer pour permettre l’émancipation de l’individu. Comment se fait-il que ce programme ait pu devenir synonyme du narcissisme que je décrivais plus haut et qu’on en soit arrivés à confondre les deux ? Sensible à la question du corps, c’est par ce biais que je vais tenter d’aborder la question.
Il était une fois la vie
Quand j’étais enfant, je regardais Il était une fois la vie, un dessin animé qui se déroulait à l’intérieur du corps humain et qui permettait d’apprendre sans s’en rendre compte le fonctionnement de l’organisme, en particulier celui des grandes régulations. Chaque épisode se centrait autour d’une fonction du corps. J’ai revu récemment certains passages (être papa permet d’avoir une bonne excuse pour revoir des dessins animés, voire en découvrir de nouveaux), et notamment celui consacré aux défenses immunitaires :
On y voit les globules blancs résister aux envahisseurs, tandis qu’on nous explique que le corps humain subit des dizaines de tentatives d’infection par jour, tentatives déjouées par le système immunitaire. A l’occasion, l’une de ces tentatives peut réussir, si bien que les globules blancs sont débordés. Dans un autre épisode, on voit alors le médecin intervenir en prescrivant le médicament adapté et la manière dont ce renfort précieux permet d’éteindre l’incendie. Il était une fois la vie nous explique donc les choses dans un ordre individualiste : nous possédons en premier lieu nos propres ressources et le progrès scientifique nous permet de bénéficier de ressources extérieures de plus en plus développées.
COVID et système immunitaire
Or, depuis le début de la crise du COVID, l’immunité individuelle demeure la grande absente du débat. On parle de vaccin, de médicaments, d’immunité collective (comme d’une dangereuse utopie rapidement écartée), mais je n’entends jamais parler de ce qui représente un facteur déterminant en matière de contagion : la capacité de notre organisme à résister à une attaque venant de l’extérieur. Tout est exprimé, et vécu par beaucoup, comme si notre corps était nu et sans défenses. Or, si c’était le cas, la race humaine aurait disparu depuis bien longtemps. Il existe des règles simples qui permettent de se prémunir des attaques virales et bactériennes en renforçant nos défenses. En cette saison d’automne en particulier, nous savons que la diminution de l’ensoleillement a des conséquences sur l’organisme : fatigabilité, déprime, dépression parfois ; il est donc plus que conseillé de doper légèrement l’organisme : consommation d’agrumes, vitamine D lorsqu’on habite dans des régions du monde qui nécessitent un apport régulier pour pallier à l’insuffisance de luminosité et à nos vies sédentaires, et surtout, une alimentation la plus saine possible et des heures de sommeil en quantité suffisante. Evidemment, se prémunir des sources de stress influe également et on peut se dire que cesser l’écoute de certains médias qui cultivent l’angoisse au quotidien permet de vivre plus tranquille.
Autrement dit, avant d’attendre de l’extérieur qu’il trouve une solution, que ce soit par le biais d’un traitement ou d’un vaccin, je peux d’ores et déjà envisager, vision individualiste, de me concentrer sur ce que je peux faire à mon niveau pour me prémunir de la maladie. Je peux compenser l’insécurité exogène par un peu de sécurité endogène. Il ne s’agit pas de remplacer l’un par l’autre, mais de trouver un équilibre entre le refus de l’aide extérieure et sa dépendance à celle-ci.
Individualisme thérapeutique
Lorsqu’un patient arrive en psychothérapie, il raconte souvent la façon dont les événements extérieurs le mettent à mal. Cela peut résulter d’un deuil, d’une séparation, d’un licenciement, d’un accident ou de relations nocives. Dans la plupart des cas, si l’on retire ce dernier, le travail que va entamer ce patient consiste rarement à changer le cours de ces événements. Les psychothérapies ne font pas revivre les morts, ni revenir les êtres chers. C’est d’ailleurs le rôle du gourou, du marabout ou du sorcier, que de substituer de la magie à une réalité devenue trop difficile. Les personnes les plus fragiles sont à cet égard des victimes désignées.
Bien sûr, le patient peut arriver en thérapie avec cette même demande : je viens vous voir pour que vous résolviez mes problèmes (à ma place). C’est tout l’enjeu du travail thérapeutique que de l’aider à se réapproprier son existence : séparer ce qui est de sa responsabilité et ce qui ne l’est pas, ce qu’il/elle peut changer et ce à quoi il faudra renoncer. Et cela passe par un essentiel : se renforcer intérieurement, faire croître ses ressources, grandir afin de ne plus dépendre du monde pour vivre.
Accessoirement, c’est long ; il faudra donc s’accorder le temps de la croissance, s’écarter du standard actuel de la vitesse, du rebond et de la réactivité.
Sortir des oppositions duelles
Il est bien arrangeant, à de multiples égards, de penser que l’individu s’oppose au groupe. Ce n’est pas mon vécu, ni en tant qu’entraîneur d’équipes sportives, ni en tant que thérapeute de groupe, ni en tant que participant aux groupes où il m’a été donné d’évoluer. Je crois au contraire qu’un groupe va mieux lorsqu’il est constitué d’individus forts et qu’il n’y a aucune fatalité dans la propension qu’auraient ces derniers à exercer un pouvoir de domination, au contraire. Ce pouvoir est exercé par les individus qui ont à compenser des fragilités identitaires massives, c’est le problème qu’on rencontre avec la perversion, dont je parlerai dans un prochain billet. La question est la suivante : doit-on faire en sorte que ces individus deviennent meilleurs ou doit-on en premier lieu tenter de nous renforcer face au danger qu’ils représentent ? Encore une fois, faut-il attendre la solution de l’extérieur ou commencer par regarder ce que nous pouvons faire pour améliorer notre situation ? Faut-il redouter un monde extérieur qui nous paraît dangereux et attendre de l’autre qu’il nous aide ou travailler à changer notre vision de ce monde ?
L’invidualisme opte pour les secondes options et vous pouvez aisément constater que ça n’est pas dans l’air du temps, à moins d’y associer abusivement le « démerdez-vous », jeté à la face d’une part croissante de la population non essentielle.
Le traitement de la crise par les gouvernements de la plupart des pays riches dévoile une gestion des problèmes qui n’a rien d’individualiste, si l’on réhabilite et qu’on éclaire à nouveau sa définition. Il apparaît d’ailleurs évident que si nous vivions réellement dans une société individualiste, comme je l’entends si souvent, à l’heure qu’il est nous ne serions pas confinés.
Pour aller plus loin :
- L’intégralité de l’article de Jaurès cité plus haut et qui fait une passionnante distinction entre socialisme d’Etat et collectivisme. A replacer dans le contexte actuel, en particulier le paragraphe intitulé le règne des fonctionnaires.
- Un entretien avec le philosophe Alain Laurent : Vive l’individualisme !
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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Claudia Ucros
Quel paradoxe en apparence que l’idée d’un individu « fort » dans un monde inter-relié !
Aujourd’hui nous commençons à concevoir avec les neurosciences que nous fonctionnons, chaque « individu » comme un neurone dans un cerveau social (Louis Cozzolino), mais ce « neurone » a intérêt à être pleinement lui-même pour pouvoir jouer son rôle !
Être bien centré, pour pouvoir s’ouvrir au monde et y participer ! L’enracinement ne coupe pas de l’autre, mais nous permet d’aller vers l’autre et co-construire dans un échange intersubjectif qui amène créativité et renouvellements de nos « individualités » respectives …
Mais je n’aime ni le mot individu , ni le mot personne ! Je leur préfère celui tout simple d’être vivant ou être actualisé.
Merci pour tes réflexions Pascal !
Michel Pinardon
Très utile travail sémantique entre la notion d’individualisme et celle d’égocentrisme, merci !
Yvon
Salut Pascal.
Que voilà un sujet ardu ! Et qui mérité réflexion …
A chaud, je dirais ceci : je suis d’accord avec la conclusion de Alain Laurent dans l’article du Point : il y a un problème lexical et même sémantique qui se pose ; et donc un problème de lecture historique. Par exemple, le philosophe Eric Sadin a une toute autre lecture de l’individualisme que celle de Laurent : selon lui, l’individualisme libéral (conceptualisé par Locke au 17e) est ce qui a, entre autres, conduit à la situation du néolibéralisme individualiste d’aujourd’hui. Laurent cite Ayn Rand qui ne fait pas que défendre l’individualisme contre le socialisme : elle prône l’idéologie d’un « individu rationnel ». Voilà ici une différence sémantique importante avec l’idée que tu avances d’un « individu fort ». Un individu rationnel sur lequel s’appuie d’ailleurs toute la théorie du capitalisme libertarien, de Ricardo à Hayek. Et moi, un individu rationnel, tel qu’entendu ici, je ne sais pas ce que c’est.
Autre piste : sans doute, toujours sur la question sémantique, faudrait-il mieux définir ce qu’on entend par individuation et par individualisation ; par exemple, l’individualisation de l’évaluation du travail est un drame, selon Dejours.
De même certains chercheurs distinguent socialisme et sociétalisme, forme qui ne se préoccupe que du devenir de la société.
Enfin, avec « la société des individus » Elias indique qu’il y a de toute façon une « interstructuration » (Malrieu) de l’individuel et du social …
Pas simple …
Pascal
Merci Yvon de poursuivre l’ébauche de réflexion que je propose ! A l’individu rationnel randien, utopique et heureusement, je ne suis pas sûr de préférer l’individu irrationnel – dépourvu de rationalité. Il me semble que Morin faisait un distinguo intéressant entre rationalisme et rationalité. Je reconnais la dangerosité de l’un mais ne veux pas abandonner l’autre. En tout cas, je recommande la lecture de Hayek comme de Rand, d’abord parce qu’ils ont écrit peu après la seconde guerre mondiale et en réaction au totalitarisme dont ils ont souffert dans leur chair, ensuite parce qu’Ayn Rand est une romancière exquise. Atlas Shrugged, la Grève en français, est un roman fabuleux.
Comme tu dis : pas simple…
PHILIPPE KELLER
La lecture de cette réflexion sur l’individualisme, m’a rapproché d’un article lu dans la revue Sport et Vie sur Roger Caillois : « Le jeu et nous » complété par un encadré sur Pierre Parlebas. Intéressant de constater comment le jeu – de tradition en particulier – opère une transformation positive sur les individus et en particulier ceux, identifiés comme dominants.