Je déjeune il y a quelques jours avec une psy. Nous ne nous connaissons pas encore, tout juste sait-elle que je pratique la psychothérapie moi-même et que je suis maître d’armes. Mais d’emblée, elle plante son regard dans le mien et me dit : « franchement, je me demande bien ce qui peut donner envie de faire de l’escrime, en as-tu une idée ? »
Je tente une première réponse bateau autour de Zorro, des mousquetaires, des restes moribonds d’une tradition bourgeoise où les enfants apprenaient le piano, l’équitation et l’escrime (ensuite ils ont commencé à se mettre au tennis, c’était probablement le début d’une forme de déchéance !). Peu convaincue par cette présentation qui suffit d’habitude à la plupart des interlocuteurs, elle revient à la charge : « moi aussi j’aime bien Zorro, me dit-elle, mais ça ne m’est jamais venu à l’idée pour autant d’aller apprendre à me battre avec des épées ! » C’est tout le problème avec les psys, ils ne se satisfont pas souvent des réponses toutes faites et insistent pour que vous parliez un peu plus de vous dans ce que vous racontez. Et celle-ci a l’air tenace.
Alors, je dégaine la carte de celui qui a un peu réfléchi à son activité. Je lui parle du masque et de sa double fonction : protection grillagée et surface de projection. J’évoque le meurtre symbolique de l’autre dans un cadre dont l’arbitre est le garant. Mon interlocutrice commence doucement à entrevoir l’intérêt de l’escrime qui passe du statut de lubie loufoque à celui d’activité plausible, bien que dénuée du moindre intérêt à ses yeux. Je n’ai pas précisé qu’elle est nord-américaine, ce qui explique pourquoi ma première réponse en lien avec l’hypothèse culturelle n’a donné aucun résultat. Tout chauvinisme mis à part, si quelques maîtres européens (et notamment français) ne s’étaient pas dévoués pour emmener leurs armes de l’autre côté de l’Atlantique, les américains ne sauraient probablement toujours pas tenir un fleuret, ce qui demeure tout de même plus technique qu’un ballon de basket. (Je crois qu’ici j’ai atteint un niveau de provocation et de condescendance particulièrement élevé, ça fait du bien parfois.)
Mobiliser l’agressivité en sécurité
Plus sérieusement, voilà bien un sujet qui me questionne depuis longtemps : pourquoi vient-on à l’escrime ? Pourquoi devient-on escrimeur ? Et pourquoi arrête-t-on un jour si l’on arrête ?
J’ai du mal à m’approprier ces questions pour moi-même. En effet, mon maître d’armes fait presque partie de ma famille, et le « presque » n’apparaît là que par coquetterie. J’ai commencé l’escrime à l’âge de huit ans, et s’il avait exercé comme prof de tennis de table, j’aurais sans doute fait du ping-pong. Depuis, je n’ai jamais arrêté, mais si je n’avais pas été amené à en vivre professionnellement, aurais-je poursuivi ? Je ne peux donc me référer que difficilement à ma propre expérience. En revanche je suis certain d’une chose : ça m’a beaucoup plu, et tout de suite. Je me souviens parfaitement de mes premiers pas sous la houlette d’un jeune initiateur du club qui s’appelait Jean et qui m’apprit la garde, la marche et la retraite. Je me souviens du masque qui me permettait d’évoluer caché, en sécurité, du fleuret à la poignée en cordage vert que je ne quittai plus de l’année. Je me souviens également des premiers assauts. Moi qui étais effrayé par l’affrontement direct et le contact physique, je disposais ici de l’arme comme d’un médium pour combattre tout en préservant ma distance. Toucher l’autre et être touché par lui, ok, mais pas directement.
C’est ainsi que l’escrime permet à des milliers d’enfants de mobiliser et d’exprimer leur agressivité, alors qu’ils auraient probablement été incapables de le faire sans l’assurance d’une sécurité procurée par le mètre dix d’acier qui les sépare de l’adversaire. Ça n’est pas un paradoxe (et c’est bien là que réside toute la complexité liée aux débats sur le second amendement de la constitution américaine) : les armes nous protègent, en particulier de la possibilité que l’autre puisse nous nuire physiquement.
Et pourtant, l’escrime c’est bien du combat. Il ne faut jamais avoir été pris dans un corps à corps à l’épée ou ne jamais avoir ramassé une quinte banderole en travers du ventre pour croire le contraire. Mais du combat réglé, qui exclue le toucher direct. C’est une différence de taille qu’on peut rapprocher du filet qui caractérise le volleyball et le sépare des autres sports collectifs. Ici la limite est encore plus flagrante : on peut agresser l’autre, mais uniquement avec le ballon. Toute incursion dans sa zone est interdite.
Combat à mort
Cerise sur le gâteau, l’escrime permet de faire semblant de tuer l’autre des dizaines de fois sans qu’il ne meure vraiment. Je renvoie le lecteur à Freud et Melanie Klein notamment pour ce qui est de la pulsion de mort, ce qui m’intéresse ici avec l’escrime c’est que si je peux jouer à tuer l’autre symboliquement, je joue également ma survie à chaque assaut. En effet, chaque escrimeur est porteur d’une histoire du duel. Nous avons beau savoir qu’aujourd’hui il s’agit de faire semblant, en nous mettant en position de garde nous n’en sommes pas moins emprunts d’un héritage où vie et mort se côtoyaient de très près, et ce jusqu’à une époque relativement récente.
Et alors, me direz-vous ? Alors on ne me fera pas croire que porter une attaque en escrime est aussi anodin que faire un smash au tennis. J’ai beau être conscient qu’un tennisman comme Raphaël Nadal envoie ses coups droits comme autant de balles de fusil, son sport n’est pas issu d’une histoire durant laquelle sa pratique a pu tuer jusqu’à 15 000 morts par an sur le pré. Et même si l’escrime moderne s’est énormément éloignée du combat réel, tout comme la plupart des sports de combat et des arts martiaux, un escrimeur n’en reste pas moins un duelliste. On monte sur la piste pour vaincre ou mourir.
On peut donc se demander si en tant qu’escrimeur, nous ne venons pas jouer quelque chose en lien avec la vie, la mort, le danger. On sait que chez l’athlète de haut niveau il y a souvent une recherche des limites et du dépassement de ces limites. Je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Claire Carrier que je n’en finis pas de citer à ce propos. Et la limite la plus indépassable est évidemment la mort. La recherche effrénée du dépassement de soi (et de l’autre) peut s’apparenter à une lutte contre l’angoisse de mourir, à l’illusoire espérance d’un infini qui se conquiert victoire après victoire, à une volte-face à la mort renouvelée défaite après défaite. Regarde, faucheuse, j’ai perdu, et je suis encore là. Ça t’en bouche un coin, hein !
Baisser les armes
Tout cela nous rendrait facilement accros au combat, dépendants à l’adrénaline qui se dégage pendant que nous luttons contre nous-mêmes, l’adversaire, la mort… (Rayer les mentions inutiles) Mais alors, qu’est-ce qui fait qu’un jour on arrête, on décroche ?
Il m’est arrivé à plusieurs reprises de discuter avec d’anciens escrimeurs de haut niveau qui ont arrêté leur carrière bien avant d’être parvenus à l’âge où il devient habituellement raisonnable de le faire. Souvent à la fin de leurs études. Ce qui m’a frappé, lorsque j’ai pu les côtoyer avant et après leur arrêt, c’est de constater qu’ils semblaient avoir arrêté l’escrime parce qu’ils allaient mieux.
Rétrospectivement, j’ai alors pensé à plusieurs élèves, ceux qui ne supportaient pas de perdre et qui flirtaient avec le carton noir sitôt qu’ils mettaient les pieds dans un gymnase le dimanche matin, ceux qui paniquaient dès qu’il y avait un enjeu, ceux qui faisaient comme si l’issue de l’assaut n’avait strictement aucune importance. Et d’autres encore. J’ai pu assister à des déclics, des apaisements, des moments où le maître d’armes que je suis a pu se dire : « il/elle a passé un cap », où l’entraîneur que je suis a pu penser : « ça va le/la débloquer en compétition ». Et le plus souvent, ces caps franchis, le tireur ou la tireuse a arrêté l’escrime. Sans rancœur, sans passage à l’acte, de manière calme et posée. Non pas comme ces jeunes à qui on souhaite bonnes vacances en juin et qu’on ne revoit jamais en septembre, mais au contraire comme ceux qui peuvent venir nous annoncer tranquillement qu’ils n’ont plus envie de venir. Et aujourd’hui, le psy que je suis devenu se dit plutôt : « il/elle a trouvé quelque chose, et ça lui suffit ». Vous me voyez venir. Oui, je trouve que ça ressemble sacrément à une fin de psychothérapie.
Est-ce à dire que ceux qui n’arrêtent jamais sont toujours en recherche, comme ces patients qui ne peuvent jamais quitter leur psychothérapeute ou leur analyste ? Je ne pense pas. On peut tout aussi bien avoir trouvé et poursuivre pour le plaisir que l’activité nous procure. D’ailleurs, moi-même je ne me résous pas à arrêter, et je n’en ai simplement pas envie !
Tout cela est bien joli. Mais… Et vous ? Pourquoi avez-vous fait de l’escrime ? Et pourquoi en faites-vous encore ? Qu’est-ce qui vous a plu ? Et si vous avez arrêté, pourquoi ?
Pour aller plus loin :
- Claire Carrier : le champion, sa vie, sa mort, psychanalyse de l’exploit. Comment ça « déjà cité » ? Mais l’avez-vous lu ? Non ? Alors allez-y !
- La pierre et le sabre, magnifique roman, classique de la littérature japonaise, leurs trois mousquetaires en quelque sorte. À mettre entre les mains de tous les escrimeurs, et des autres.
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Le Bruit des lames, récit de terrain d’un jeune maître d’armes, est sorti le 1/9/2020.
Tous les détails et les différentes possibilités pour se le procurer : https://desanglades.fr/
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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RENAU Jean-Yves
Super.
Sans parler que l’on se cache derrière le masque et comme il m’a été indiqué que l’arme était le prolongement de mon sexe…..
Pascal
Vous remarquerez comme je prends garde à ne pas tomber dans du freudisme facile : je n’ai même pas évoqué la dimension phallique de l’arme ! (Bon, maintenant c’est fait, grâce à vous 🙂 )
Leo
Merci pour vos articles !
J’ai commencé l’escrime à 6ans grâce à une copine d’école qui en faisait. Même avant de commencer je trouvais ça trop cool !
J’en ai fait non stop jusqu’à mes 20ans, ou j’ai arrêté après mes derniers championnats de France junior. Le corps ne suivait plus parce que la tête n’allait pas bien.
Au fond j’ai arrêté pour accepter que j’allais mal, l’escrime c’était ma dose d’energie qui me permettait de continuer à avancer sans m’occuper du reste. Après avoir arrêté je me suis vraiment effondrée.
Finalement ça ne m’a pas manqué… bien que je savais que ça viendrais. Et ce fût le cas, 7 ans plus tard, en forme comme jamais ou presque, j’ai repris une licence et la compétition, en comprenant enfin toutes les erreurs que mon maître d’armes pointait du doigt lors de mes assauts plus jeune ! Comme quoi, la prise de recul est importante pour avancer 🙂
Pascal
Merci pour votre témoignage ! 🙂
Jean-Michel Nouailles
Belle plume que voilà… Mais je savais déjà 😉
La réponse « Parce-ce que mes parents en faisait et ils m’ont obligé…! » compte t-elle?
Une part de vérité pour ma part, mais une découverte sur le tard qui en a fait devenir également ma profession. Depuis impossible de concevoir l’éventualité du début du commencement d’un prémisse d’un « arrêt » de l’escrime… C’est si « complet » intellectuellement . une bonne dose de sciences humaines, psychologie viennent « enrober » la technique qui ne devient alors que l’outil du dessein…
En résumé, c’est pas du foot quoi… (moi aussi je provoque hein ? ) <== Fausse attaque ou feinte selon..
Mes amitiés Pascal 🙂
Pascal
Ca fait plaisir de te lire ! 🙂 Merci pour ton témoignage !
Pouget
Alors moi, je trouve que l’escrime est un des rares sports où la tenue est classe… La blancheur de pied en cap, la noblesse de la posture…(la classe, les américain peuvent pas comprendre…).
Mon fils à été dingue d’epee mais c’est une maladie d’osgood schlater qui n’en finissait pas de le priver de son genou qui a mis fin à sa passion… Il y a aussi parfois des raisons indépendantes de la volonté.
Laurent Gidon
Que de questions dans ce bel article (merci pour l’avoir ramener sur le devant du fil) !
J’ai commencé l’escrime à 7 ans pour suivre un ami (sans doute mon seul ami d’alors) qui avait décidé d’essayer. Je me revois, chez lui, mimer D’Artagnan ou Zorro sautant d’un escalier, l’épée à la main. Nous avons vite déchanté face à un maître d’armes militaire d’une rare rigidité… mais nous avons continué, ensemble.
Cinquante ans plus tard, c’est toujours une histoire d’amitié, mais aussi de mort : je vais au club tous les mercredis pour les retrouver et les trucider. Chaque fois, je quitte la maison en annonçant : « Je les tue tous et je reviens. »
Souvent je me suis demandé pourquoi je continuais. Il y a sans doute une notion d’image de soi : je suis escrimeur, c’est ancré ou encré, comme je suis grimpeur ou skieur, voire bûcheron. Même pendant les périodes où j’ai dû arrêter, je restais escrimeur au fond de moi. Et, en effet, je chéris cette recherche, ce besoin à chaque rencontre de me dire : comment vais-je m’en sortir, en coordonnant ce que j’ai en moi et ce que je perçois de l’autre ? Même sur mon lit de mort je resterai sans doute escrimeur, à provoquer la faucheuse : viens donc, j’ai une lame, moi aussi !
Pascal
Magnifique ! Je savais bien que les bretteurs étaient des trompe-la-mort ! 😉