En 2017, lorsque j’ai commencé à publier sur ce blog, j’avais décidé d’écrire sur l’approche multiréférentielle en psychothérapie, ayant été formé au C.I.F.P.R., école qui place la multiréférentialité au centre de son cursus. Je l’avais même annoncé dans ce billet prometteur. Cinq ans plus tard, je ne me suis pas encore attelé à cette tâche, mais en relisant le dossier de parcours que j’ai présenté à la fin de mon cursus de formation, j’en ai tiré cet extrait qui m’a semblé pertinent pour aborder le sujet de la multiréférentialité.
Le fantasme de la boîte à outils
Lorsqu’autour de moi on me demande en quoi consiste ma formation, et quel psy devient-on lorsqu’on fréquente une école interdisciplinaire éprise de multiréférentialité, j’ai d’ailleurs invariablement la désagréable sensation de me prendre les pieds dans le tapis.
Quand j’évoque un fertile entrecroisement des savoirs et des pratiques, mes interlocuteurs – fussent-ils du métier – me répondent aussitôt sur le versant des techniques, qu’il serait utile de posséder en quantité importante, tel un jeu de cartes bien fourni en atouts. Si je tente alors de recentrer le débat sur le parti pris épistémologique, à promouvoir le choix sur l’exhaustivité, la complexité sur l’addition, à évoquer l’émergence et l’auto-organisation, l’énaction au sens que lui donnait Francisco Varela[1], on me répond le plus souvent par un hochement de tête contrit et une moue dubitative.
J’en suis venu à douter fortement de ma capacité à partager l’enthousiasme auquel me convoque cette multiréférentialité chérie, et à rendre les armes, ce qui pour un escrimeur est un renoncement aussi douloureux qu’on peut se le figurer.
Je voudrais revenir un instant sur l’image du jeu de cartes, tant elle m’a été renvoyée, comme celle de la boîte à outils, d’où le psychopraticien multiréférentiel extrairait, au choix, et selon les résistances du patient, le petit grattoir, la pince à sertir ou le gros burin nécessaire à sa guérison. Or, si je me situe dans une éthique de la relation thérapeutique comme étant la rencontre entre deux personnes qui travaillent autour d’une problématique, et non comme la rencontre d’un expert insufflant la guérison à l’intérieur du patient, je pourrais tout à fait me mettre à considérer que seule la relation soigne, que c’est le lien qui guérit[2], pas les outils, ni les techniques. Et ce lien relationnel ne s’enracine pas dans un quelconque bagage de compétences, ce que ferait le praticien, mais dans la rencontre et dans sa posture, ce qu’il est face à l’autre.
Autrement dit, « La multiréférentialité n’est pas la mobilisation d’un certain nombre de champs de connaissances, de champs de compétences qui, à un moment donné, seraient appelés, en quelque sorte, de manière incantatoire, au secours de l’analyse d’une situation par ailleurs plurielle et hétérogène. Elle est dans la démarche même de la pensée, dans cette mobilisation de la pensée se faisant.[3] »
Alors bien sûr, l’approche multiréférentielle permet de naviguer en transdisciplinarité, et de se retrouver convoqué à une relation avec le patient qui semblera pour un temps trempée dans la Gestalt, avant de basculer sur un exercice psycho-corporel issu des travaux de l’analyse bioénergétique, ce qui n’empêchera nullement par ailleurs que le lien tel qu’il était établi ne perdure, mais différemment. En supervision, l’approche multiréférentielle ouvre également des espaces par la multiplicité de points de vue qu’elle offre. La situation thérapeutique coince-t-elle lorsqu’on la regarde avec une grille de lecture psychanalytique ? Qu’offre-t-elle à voir en retour si on la regarde à travers le prisme de la Gestalt-thérapie ? Que pourraient en dire Reich, Lowen ? Que feraient-ils ? Que pourrait-il bien advenir si ce patient avait l’opportunité de travailler en psychodrame, en groupe, en piscine d’eau chaude ?
Tout cela est possible, et bien sûr c’est cela aussi qui en fait la richesse. Mais cette souplesse transdisciplinaire est en quelque sorte la partie émergée de l’iceberg, c’est une conséquence de l’intégration de la posture multiréférentielle du praticien, non son essence.
Il est utile de nous garder du fantasme de la boîte à outils, comme de sa variante de poche, le couteau-suisse, qui feraient passer l’approche multiréférentielle pour une pile de techniques diverses, comme autant de solutions aux problèmes posés. Ardoino disait que : « La multiréférentialité ne veut nullement apporter une « réponse » à la complexité constatée, à laquelle elle demeure intimement liée, devenir sa lecture guidée, en quelque sorte, mais constitue bien plutôt le rappel délibéré, à travers la pluralité de regards et de langages, reconnus nécessaires à l’intelligence de cette complexité supposée (prêtée à l’objet), d’un questionnement épistémologique, dont on ne saurait plus désormais se passer en ces domaines, préalable à toute mise en œuvre de méthodes et de dispositifs.[4] »
C’est en ce sens que je mentionnais dans mon parcours les nouveaux paradigmes et les théories de la complexité, parce que l’approche multiréférentielle en est indissociable, sauf à être réduite à un slogan, carrefour de techniques, de méthodes et disciplines diverses, ou encore à une méthode exhaustive miracle.
Ça n’est pas en apprenant quatre ou cinq méthodes ou disciplines thérapeutiques différentes que le praticien va pouvoir produire en séance quelque chose de plus que les méthodes qu’il aura acquises. L’approche multiréférentielle n’est pas réductible à une collection de compétences, il s’agit alors plutôt d’éclectisme. Elle nous convoque au parti-pris épistémologique que j’évoquais plus haut, celui du choix, de la créativité et de l’auto-organisation[5]. Le praticien ayant trempé suffisamment longtemps dans un bain multiréférentiel de qualité ne délivrera pas de la psychanalyse, ou bien de l’analyse bioénergétique, ou bien de la Gestalt thérapie avec son patient ; cela sera simplement présent, disponible et en mouvement dans un système où le patient et le thérapeute laisseront émerger ce qui advient dans leur relation, et quoi qu’il advienne dans leur relation.
Problématiser le contradictoire
Le débat autour de la multiréférentialité se perd trop souvent dans une recherche de la contradiction et dans l’éventuelle (nécessaire ? vitale ?) résolution de celle-ci. Or, il n’est de contradictions que celles que je construis comme telles. Une contradiction apparente cache souvent un défaut de problématisation ou une confusion de niveaux ; elle est plutôt à aller chercher dans notre regard que dans la situation elle-même.
Lorsque j’étais élève à l’école des maîtres d’armes, nous apprenions les trois armes de l’escrime : le fleuret, l’épée et le sabre. Certains de mes camarades étaient à l’affût des contradictions entre l’un et l’autre de nos formateurs et jubilaient lorsque X avait certifié lundi qu’il fallait tenir la poignée de son fleuret avec le pouce à 10h30 alors que Z jurait mardi sur tous les traités du 19e siècle qu’il fallait la tenir à 11h. Il s’agit ici d’une quête pour détenir la vérité, là où je me situe dans le sillage de philosophes comme Miguel Benasayag et dans une pensée où : « La connaissance n’est pas le simple dévoilement d’une vérité préétablie, mais la genèse effective d’un savoir qui ne préexiste nullement à sa construction. »[6].
Ce qui peut sembler contradictoire, comme la vision des phénomènes transférentiels selon que l’on s’y penche avec des lunettes gestaltistes ou psychanalytiques, par exemple, n’est en fait qu’une fausse ressemblance. La Gestalt n’est pas en contradiction avec la psychanalyse sur le transfert puisqu’elle ne nous parle pas du transfert ; elle parle d’autre chose.
On pourrait en effet passer un certain temps à se demander pourquoi, en dynamique du souffle, des formateurs recommandent d’inspirer avec le nez et d’autres avec la bouche, mais nous serions là encore dans la recherche d’une vérité qui se situerait comme au-dessus des différentes méthodes et disciplines. Je préfère évoquer pour ma part, comme je l’ai fait plus haut, les frictions, les tensions, comme elles existent dans la musique dès lors que l’on s’éloigne de l’accord parfait. Ces tensions demandent un travail personnel, il faut dépasser la première impression d’étrangeté, de dégoût, de rejet ; puis l’oreille s’habitue et perçoit finalement qu’une vraie dissonance s’entend rarement, voire jamais, tant que l’harmonie de la mesure se justifie dans un ensemble. Dans un cadre psychothérapeutique, l’harmonie serait ici la relation entre le patient et le thérapeute, la dissonance en serait la rupture.
Pour faire le parallèle avec la formation, il me semble que cette rupture du lien proviendra davantage des contradictions internes que d’une extériorité dissonante. Autrement dit, l’apparente contradiction émanant du cadre, ce qui serait dissonant, vient faire effraction en écho à un conflit interne non résolu chez un sujet, là où elle excitera l’envie de problématiser davantage le réel observable chez un autre. Cela nécessite – afin de permettre à chacun de s’y perdre pour s’y retrouver – des espaces de régulation multiréférentielle pour interroger ce qui paraît contraire, incompatible, opposable, afin de substituer, à l’alternative illusoire du “ou”, la conjonction du “et”.
Ces espaces sont nécessaires, parce que l’approche multiréférentielle représente un défi et une discipline (au sens d’un exercice, d’une ascèse). Et je crois qu’en tant qu’étudiant en cours d’apprentissage, il faut parfois savoir la mettre de côté pour aller se réfugier vers un objet aux contours plus fixes : passer quelques mois à étudier les classifications de Bergeret, les caractères de Lowen ou les topiques freudiennes peut représenter un abri, un ilot de stabilité rassurante, à condition d’accepter – après ce temps de repos – de mettre à nouveau l’ouvrage sur le métier, à l’épreuve de la relation. Car le patient n’est ni une structure, ni un caractère, et les topiques freudiennes n’ont d’existence que par l’individu et la communauté qui en font un usage.
D’une autre façon, qui n’est pas contradictoire, il y a un insaisissable dans la multiréférentialité qui permet une forme de repos psychique. Lorsque je deviens conscient que je ne pourrai jamais lister, sérier, classer, comprendre, contrôler, lorsque j’accepte enfin de me laisser porter par la vague, cela me fait du bien. Puisque l’adversaire est si fort, il n’y a donc plus à tenter de le vaincre, à condition de cesser le combat pour entrer dans la danse.
Extrait bibliographique / Pour aller plus loin :
[1] VARELA F. (1996) Quel savoir pour l’éthique ? action, sagesse et cognition, Paris, la découverte
[2] LOCATELLI J., MARC E. (2016) Un amour qui guérit, l’importance de la relation en psychothérapie, Paris, Enrick B.
[3] BERGER, G. (1998). Ardoino et la multiréférentialité. Communication dans le cadre du colloque “Approche plurielle en éducation, questionnements et perspectives”
[4] ARDOINO J. (1993) L’approche multiréférentielle (plurielle) des situations éducatives et formatives, in Pratiques de Formation-Analyses, Université Paris 8, Formation Permanente, N° 25-26, janvier-décembre 1993, p.11
[5] MORIN E. (1990) Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF
[6] BENASAYAG M. (2004) La fragilité, Paris, La découverte p.49
Image du bandeau : Eric Mendez – Pixabay
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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grauer
splendide. quel plaisir quelqu’un qui pense, et juste par dessus le marché. Bravo
Yvon
Ton texte est vraiment bien ; mais comme Clot nous invite à développer la dispute de métier, et au-delà la dispute épistémologique, je te propose de discuter les points suivants :
« Or, si je me situe dans une éthique de la relation thérapeutique comme étant la rencontre entre deux personnes qui travaillent autour d’une problématique, et non comme la rencontre d’un expert insufflant la guérison à l’intérieur du patient, je pourrais tout à fait me mettre à considérer que seule la relation soigne, que c’est le lien qui guérit, pas les outils, ni les techniques. Et ce lien relationnel ne s’enracine pas dans un quelconque bagage de compétences, ce que ferait le praticien, mais dans la rencontre et dans sa posture, ce qu’il est face à l’autre. »
Attention je crois à alors ne plus verser que dans l’idéal(isme) du « colloque singulier » cher à des pursites pour qui parler de technique dans le travail psychothérapeutique est d’une grossièreté sans nom. Dejours notamment (« Ce qu’il y a de meilleur en nous », 2021) critique cette « posture » : selon lui, le travail psychothérapeutique, parce qu’il est d’abord un travail, implique de la technique, de la technicité ; le psychothérapeute est alors comme un artisan, qui prend sa caisse à outil pour se rendre à son cabinet ; et alors, il « trouvaille » ; certes à partir de la relation qui se construit d’une manière ou d’une autre avec le patient, mais aussi avec tout son « bagage instrumental ». Selon Clot, toute activité est triplement adressée : à l’objet du travail, à l’autre, à soi-même ; et cette triple relation est médiatisée par un instrument, qui peut être soit ou tout à la fois technique, social, symbolique. Bref, il n’y a pas que le lien éthique qui guérit …
« Or, il n’est de contradictions que celles que je construis comme telles. Une contradiction apparente cache souvent un défaut de problématisation ou une confusion de niveaux ; elle est plutôt à aller chercher dans notre regard que dans la situation elle-même. (…) Autrement dit, l’apparente contradiction émanant du cadre, ce qui serait dissonant, vient faire effraction en écho à un conflit interne non résolu chez un sujet, là où elle excitera l’envie de problématiser davantage le réel observable chez un autre. »
Selon Clot (« La coopération conflictuelle », 2021), les conflits, les contradictions ne sont pas inhérents à la personne, au sujet humain, mais au réel. Le réel est fait de conflits, de contradictions ; plus, le réel se développe du fait de ces conflits et contradictions (en cela Clot apparait proche de Lupasco !). Le sujet humain ne fait que se confronter à ces conflits du réel, que les vivre ; les conflits internes ne sont qu’une variante intériorisée des conflits du réel (en référence à Vygotski). En partant de cette perspective, il faudrait alors dire que la problématisation de la contradiction est à rechercher aussi bien dans notre regard que dans la situation elle-même …
« Car le patient n’est ni une structure, ni un caractère, et les topiques freudiennes n’ont d’existence que par l’individu et la communauté qui en font un usage. »
Cela me rappelle une phrase prononcée par ma directrice de thèse, à l’époque où j’étais dans cette dynamique thésarde : « En fait, le réel n’existe pas ! » Sous-entendu, le réel est une construction … Ainsi, si l’être humain n’existait pas, il n’y aurait pas de réel, car il n’y aurait personne pour le signifier comme tel … Si l’on reprend la conception de Clot sur le fait que le réel est fait de conflits, il faudrait alors dire : car le patient n’est ni une structure, ni un caractère, et il est une structure et un caractère. Le problème, car c’en est un, c’est alors comment on fait, comment on trouvaille, avec cela ? J’aime bien une phrase de Miossec (un disicple de Clot) : « qu’est ce que je fais de ce qui m’arrive » …
A la prochaine !
Pascal
Merci Yvon pour le temps que tu accordes à cette belle critique, je m’excuse par avance de ne pas faire une réponse à la mesure de ton travail, mais brièvement : oui, tu as raison, la relation ne suffit pas à guérir, d’où le conditionnel que je conservais prudemment, avant de m’emporter dans la formule dont tu as su débusquer les manques sous le lyrisme. J’aime ta contre-proposition de rester ancré dans la réalité, comme celle consistant à conjoindre au lieu d’exclure : « car le patient n’est ni une structure, ni un caractère, et il est une structure et un caractère ». Continuons à penser, et à écrire.
Au passage, et si d’aventure certains lisaient nos échanges, je ne peux que leur conseiller de jeter un œil sur tes écrits : https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=31191