Toute crise nécessite un discours pour la décrire. C’est de cette façon que certains mots et certains concepts sont propulsés sur le devant de la scène lorsque leur utilisation fait soudain sens dans un contexte précis. En référencement sur Internet, on appelle ça des mots-clés.
La crise sanitaire aura ainsi propulsé son lot de mots-clés, offrant à la résilience de Boris Cyrulnik une visibilité jamais vue. Pas un article, pas un billet ou un discours dans lequel elle ne soit rappelée comme une évidence : le virus est là, mais fort heureusement nous sommes résilients !
La résilience comme un pansement magique
Petit rappel conceptuel : Boris Cyrulnik, neuropsychiatre et psychanalyste, a précisé le concept de résilience à partir des travaux de John Bowlby sur les théories de l’attachement. C’est en s’appuyant sur le vécu traumatique des survivants des camps de concentration et celui des adultes ayant survécu à leur enfance dans les orphelinats Roumains qu’il a bâti sa théorie de la résilience : la capacité de l’être humain à survivre et à mener sa vie malgré des traumatismes précoces intenses et prolongés.
Cette idée forme un contrepoids à la pensée longtemps dominante en psychodynamique qui pointe les premières années de la vie comme absolument déterminantes pour la suite ; les traumatismes subis durant cette période étant irrémédiables. Il s’agit en fait d’une simplification du discours théorique à laquelle Cyrulnik substitue une donnée optimiste ; on pourrait finalement s’en sortir, quand bien même notre départ dans la vie eût été catastrophique.
Cette idée est très compatible avec notre époque où l’on encense le pouvoir de la volonté sur les aléas de la vie : ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Elle s’accorde également très bien avec une civilisation narcissique, à l’endroit du défaut fondamental que Balint a su mettre en avant. Par les autres j’ai souffert, mais seul je pourrai m’en sortir. Avant que Cyrulnik ne popularise la résilience, on parlait d’ailleurs d’indestructibilité. Autrement dit, et c’est là que je voudrais en venir, il existe une pente qui mène l’idée de la résilience vers celle de toute puissance.
En effet, lorsqu’on met la résilience à toutes les sauces, comme on le fait depuis un an maintenant, il convient d’observer ce que l’on fait. En premier lieu, on effectue un déni du traumatisme : peu importe ce qui m’arrive ou ce qui arrive à l’humanité, je suis et nous sommes résilients. En second lieu, on légitime des excès, des abus et des maltraitances, comme lorsqu’on contraint des populations à porter des masques en tout lieu et à tout âge ou presque et qu’on les confine. Ils peuvent tout subir puisqu’ils sont résilients. J’ai par exemple lu cela dans un article de presse lorsque les masques ont été rendus obligatoires dans les écoles primaire : on peut compter sur la résilience des enfants. Cela ne change rien aux fait, mais permet effectivement aux autorités de se décharger d’une partie du poids de leur responsabilité.
Les rhétoriciens avertis auront cependant débusqué le sophisme à l’œuvre. Du raisonnement de Cyrulnik qui énonçait qu’on pouvait survivre au traumatisme grâce à la résilience, on aboutit à celui bien plus problématique qui énonce que peu importe le traumatisme, puisque la résilience existe.
Or, la résilience n’efface pas le traumatisme comme le chiffon efface un tableau. Elle l’intègre dans le chemin de vie de l’individu. Elle est un phénomène émergeant qui peut advenir dans certains cas et pour certaines personnes. Comme Bowlby l’avait observé chez les enfants juifs survivants des camps, ce qui a éveillé l’attention de Cyrulnik chez les orphelins de Roumanie, ces enfants qui avaient été battus, violés, qui avaient souffert de malnutrition et de carences affectives, c’est que quelques uns s’en soient sortis. Quelques uns ne sont pas devenus fous, ne se sont pas suicidés, n’ont pas vécu une vie d’addictions, de vides et de souffrance. Voilà ce qui était curieux, étonnant, et qui méritait qu’on en fasse un concept. La résilience n’a rien d’un miracle, c’est la remise en cause relative de la croyance dominante jusque-là qu’avec un tel départ dans la vie, rien de bon ne pouvait advenir.
Les concepts psy à la page
La résilience n’est pas le seul vocable issu du jargon des psys qui se soit offert une telle visibilité. Le langage psychanalytique en particulier est passé depuis longtemps dans le langage courant. C’est ainsi que l’on entend régulièrement des phrases comme : « celui-là il est en train de faire son Œdipe » ou « J’ai peut-être agi inconsciemment », sans compter les diagnostics sauvages jetés à la tête de l’autre – souvent de façon projective – pour prendre sur lui l’ascendant : « mais quelle hystérique celle-là ! », ou bien encore : « mon pauvre, t’es complètement parano ! ».
Pour qu’un concept ou un modèle devienne ainsi à la mode, il faut comme nous l’avons dit plus haut qu’il y ait adéquation entre le sens qu’il recouvre et un moment historique. Mais il faut également que ce concept soit simplifié pour parler au plus grand nombre, ou qu’il soit lui-même simple d’accès.
Dans cet ordre d’idée, on peut citer le modèle des 5 étapes du deuil d’Elisabeth Kübler-Ross. Que vous veniez de perdre votre emploi ou que vous traversiez une rupture amoureuse, il se trouvera toujours une personne pour vous dire que vous en êtes à l’étape du déni, de la colère, du marchandage ou de la dépression ; rayez les mentions inutiles. Devenu l’alpha et l’oméga du langage du changement, en particulier en entreprise, ce modèle a été tordu en tout sens jusqu’à ce qu’il puisse entrer dans les cases où l’on pressentait sa rentabilité. La légende veut ainsi que certains consultants intervenant lors de la crise des suicides de France Télécom soient parvenus à l’époque à convaincre les dirigeants que leurs cadres se trouvaient à l’étape de la dépression, la suivante étant l’acceptation ; jusqu’à ce que les cadres en question commencent à se tuer pour de bon.
Évidemment, Elisabeth Kübler-Ross elle-même a toujours émis les plus grandes réserves quant à l’utilisation qu’on pouvait faire de cette modélisation du deuil, en dehors du domaine dans lequel elle l’avait échafaudé : l’accompagnement des personnes en fin de vie. Cela n’empêche pas, semaine après semaine, de le retrouver dans les pages des magazines de management ou de développement personnel.
Le pervers narcissique, repoussoir universel et surface de projection idéale
Autre exemple très en vogue, celui du pervers narcissique. Structure de personnalité mise au jour dans un premier temps par le psychanalyste et psychiatre Paul-Claude Racamier, précisée ensuite par un autre psychiatre-psychanalyste : Alberto Eiguer. Comme toute structure perverse, il s’agit de personnes ressentant peu ou pas d’émotions, imperméables à l’empathie, et qui survivent psychiquement en manipulant et en faisant souffrir autrui. Le but de la manœuvre consistant à pouvoir ressentir enfin quelque chose à travers l’autre, utilisé comme un ustensile pour sa propre jouissance. Voilà donc des personnes dont on souhaite probablement se tenir à l’écart, ce que nous conseille d’ailleurs Racamier. Si l’on s’en tient à sa description clinique, la destructivité du pervers narcissique est telle que ceux qui ont affaire à lui ne seront que très rarement en posture de pouvoir s’en plaindre.
Heureusement, les pervers narcissiques sont rares. Cela questionne sur la quantité de spécimens qui seraient effectivement dénombrés si l’on appliquait ce diagnostic à tous ceux qui sont nommés ainsi par ceux et celles qui s’en définissent comme les victimes. A en lire les forums sur le net, nous serions envahis de P-N (acronyme officiel). En réalité, il s’agit la plupart du temps de personnalités qui ont en effet d’importantes failles narcissiques et qui mettent en œuvre leurs traits pervers aux dépends de leur entourage, mais cela ne suffit pas à les catégoriser comme autant d’authentiques pervers narcissiques, et cela pour une bonne raison : des failles narcissiques et des traits pervers, nous en avons tous. Ce qui fait éventuellement la différence entre nos traits pervers et une personnalité perverse réside dans notre capacité à nous empêcher de mettre en œuvre ces traits dans nos relations avec autrui, ou tout au moins, à ne pas en faire notre mode de relation principal. Je peux avoir soudainement très envie de faire un sale coup à cette femme dont je souhaite me venger, ou de profiter de l’innocence de ce type pour m’enrichir sur son dos, mais il existe en moi quelque chose de plus fort que cette envie et qui me dit que ce serait mal. Mes mauvaises pensées en resteront donc la plupart du temps à l’état de songes, rêves, fantasmes. Je m’imaginerai peut-être en train de commettre quelques atrocités notoires et cela me suffira. C’est à cela que sert un imaginaire bien fourni.
Mais si je ne peux pas assumer ces mauvaises pensées, car elles écorneraient trop profondément l’image que je souhaite conserver de moi, alors il faudra bien que j’en fasse quelque chose. Une figure comme le pervers narcissique me sera ici bien utile : elle incarne le mal absolu et je pourrai y déposer toutes les parties de moi qui me déplaisent. Le pervers narcissique devient donc ici une figure cathartique, comme l’est le méchant dans un récit. Parenthèse, le succès d’une série comme Game of Thrones, en particulier auprès de personnes dont on se dit qu’elles ne feraient pas de mal à une mouche, n’est pas anodin dans une époque où assumer nos failles est de plus en plus contraignant, du fait d’une exigence forte de perfection sociale. On notera d’ailleurs dans la série la présence d’un personnage (au moins) qui pourrait personnifier l’authentique pervers narcissique, en la personne de Tywin Lannister.
Je peux donc voir le mal chez l’autre, comme la paille dans l’œil du voisin, et m’en plaindre en le traitant de P-N ; je peux également être fasciné par la perversité et me laisser abuser par la séduction, dont on sait qu’elle est l’un des traits principaux du pervers. En devenant l’animal pris dans les phares éblouissants de son charme, j’en arrive ainsi à ce statut de victime-complice qu’évoque largement Alberto Eiguer, aspect systématiquement évincé des discours grand public sur la perversion narcissique. Lorsqu’il est question de complicité, on évoque un complice extérieur, jamais la victime elle-même, injure irrecevable dans une époque où les positions ambigües sont peu tolérables. Irrecevable, comme s’il s’agissait d’une complicité consciente, comme si les victimes avaient volontairement et consciemment souhaité souffrir de la relation dans laquelle elles se sont engagées.
Bien sûr, cela ne fonctionne pas de cette façon. Il n’empêche néanmoins que dans la plupart des cas, se protéger de la perversion ne consiste pas uniquement à voir le mal chez l’autre, mais à pouvoir également le reconnaître chez moi.
Questionner les mots pour ne pas perdre le sens
Au plus un mot est utilisé, au plus nous devrions faire l’effort de le questionner. A quoi sert-il ? Quel est le message qu’il promeut ? Qui s’en sert ? Lorsqu’on cesse d’interroger un concept, c’est qu’il est déjà en grande partie vidé de son sens. Les psys, les premiers, auraient tout à gagner à mettre parfois leur jargon de côté, conservant à l’esprit que si le discours professionnel est utile, notamment parce qu’il permet d’aller plus vite, cette vitesse est gagnée au prix d’étapes sautées dans l’élaboration de la pensée. Il est certes aisé de pointer l’incestualité (autre concept de Racamier, autre tarte à la crème psy) d’une situation relationnelle, mais ce faisant, ai-je mis ma pensée en mouvement dans la lenteur nécessaire à une élaboration construite, ou ai-je simplement réagi face à des indicateurs qui ont éveillé chez moi le rappel à ce mot ?
Bien sûr, et pour conclure, il faut un équilibre, car tout remettre en question nous amènerait dans une mise en abyme qui anéantit finalement la pensée. Et si vous êtes désormais remis du harcèlement que vous avez subi de la part d’un pervers narcissique, dans une période de deuil interrompue à l’étape 3, et tout cela grâce à votre résilience, j’en suis sincèrement heureux. Le plus important demeure le sens que vous pouvez donner désormais à ce qui vous est arrivé.
Pour aller plus loin :
- On trouve plusieurs conférences de Boris Cyrulnik sur Youtube, c’est souvent agréable à écouter et plutôt facile d’accès. Cette conférence en 2012 sur la mémoire traumatique est un bon exemple de sa pensée avant qu’il devienne (trop) surexposé dans les médias.
- Le site de l’association référente pour les travaux d’Elisabeth Kübler-Ross sur l’accompagnement du deuil et des personnes en fin de vie.
- Paul-Claude Racamier, Les Perversions narcissiques
- Alberto Eiguer, Le Pervers narcissique et son complice
Image du bandeau : Pmk58, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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six gérard
Entre nourritures terrestres et mentales
Entre Linguistique et sociologie
Entre Psychologie et psychiatrie
Toute chose, nourriture, concept, savoir faire et savoir être doit subir plusieurs étapes : assimilation, adaptation et accomodation pour être « digéré, accepté ou rejeté »
L’autre devient moi, ou non ; et lorsqu’il y a combat, lutte, rejet on finit parfois par « se » rejeter, voire se suicider !
Belle analyse, comme toujours mon cher Pascal, de ce que l’on peut ou doit accepter dans les « mots et concept » pré – digérés à la mode de chez nous, de Caen ou des médias
Ce n’est pas aujourd’hui que je vais te résilier de mes analystes favoris
Gérard Six