Les traumatismes vécus dans l’enfance continuent d’agir en nous durant toute notre vie. Voilà une idée bien peu originale et désormais très répandue. Comment cela fonctionne-t-il, c’est une autre affaire. Car même si nous découvrons par exemple la façon dont les schémas neuronaux se développent, ou au contraire s’inhibent, en lien avec des zones traumatiques de notre histoire, il est difficile de se représenter comment ce que nous avons vécu peut ainsi nous travailler plusieurs décennies plus tard, et à notre insu par-dessus le marché. Voici un exemple qui qui n’a pas la prétention de donner une explication, mais qui nous fournit une métaphore plutôt parlante.

Underground

Underground est un film germano-franco-hongro-bulgaro-tchéco-yougoslave (oui !) d’Emir Kustirica, sorti en 1995 et palme d’or à Cannes la même année. A la fois fable burlesque et reconstitution historique, le film se déroule sur un demi-siècle en ex-Yougoslavie. Dit comme ça, et pour ceux qui ne s’y sont pas encore risqué, cela pourrait paraître rebutant. Mais il s’agit d’un ovni cinématographique à voir une fois dans sa vie.

Loin de revenir sur les polémiques qu’il a pu déclencher à sa sortie, je souhaite m’intéresser ce qui m’avait beaucoup marqué à l’époque où j’ai regardé Underground, et que je comprends différemment aujourd’hui, au regard de mon métier de thérapeute.

Spoiler alert Lisez cet article après avoir vu le film si vous souhaitez conserver le plaisir de la découverte de l’intrigue.

Réfugiés sous terre

Le début d’Underground se déroule pendant la seconde guerre mondiale à Belgrade. Plusieurs personnages s’y réfugient dans une cave afin d’échapper aux bombes allemandes. A la fin de la guerre, l’un d’entre eux, Marko, fait croire aux autres réfugiés qu’elle se poursuit et que les bombes pleuvent encore au-dessus de leurs têtes. Il leur interdit de sortir, pour leur survie et pour le bien de la cause. Durant vingt année, les réfugiés restent sous terre, tandis que Marko vit la belle vie à l’extérieur et leur fait fabriquer des armes qu’il revend. Il faudra que l’un des habitants de la cave finisse par se risquer dehors, pensant tomber en plein conflit, pour que cette sinistre mascarade ne cesse.

Naïveté et perversion

L’humour omniprésent dans Underground ne nous fait pas oublier le machiavélisme très particulier incarné par le personnage de Marko, qui utilise ses compagnons d’infortune et les réduit à la fois à l’esclavage et à la clandestinité forcée, tandis qu’il poursuit sa vie comme si de rien n’était. Son total manque d’empathie et la manière dont il procède rappelle évidemment les perversions narcissiques et leur corollaire : la naïveté des victimes qui les fait entrer dans une forme de complicité avec leur bourreau.

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt la métaphore du traumatisme à l’œuvre dans le film.

Le trauma souterrain

Le traumatisme fige le temps. Il plante pour toujours une balise dans le corps et dans la mémoire, il y aura un avant et un après. Bien des années plus tard, même s’il ne subsiste aucune séquelle physique du trauma, il agit encore, en particulier dans le corps des victimes. Rappelons ici, comme le titre du célèbre livre qui traite de ce sujet, que le corps n’oublie rien.

Bien sûr, la thérapie aide. En parler, remettre ses souvenirs en ordre, mettre sa culpabilité au travail, tout cela permet de se remettre en route. Mais cela n’empêche pas nos conduites au quotidien d’être influencées par ce qui nous est arrivé. Bien sûr, nous savons de façon rationnelle que le passé est passé. Nous avons survécu, c’est fini, la vie poursuit son cours. Et pourtant, nous continuons à vivre comme si une partie de nous était encore enfermée dans la cave, à la manière de ce qui se déroule dans Underground. Tapie sous les bombes, cette partie terrifiée attend le jour hypothétique où la guerre s’arrêtera à l’extérieur, alors que cette guerre se poursuit en nous de manière autonome (parfois réactivée par l’environnement ou les événements).

La clinique du trauma

Mais alors, que faire ? C’est ici qu’intervient la clinique du trauma, représentée par des méthodes comme l’ICV (intégration du cycle de vie), l’EMDR (Intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires ou Eye Movement Desensitization and Reprocessing en VO), ou encore les TRE (Tension Releasing Exercises), et d’autres. Ces techniques ont été mises au point pour agir sur les zones traumatiques et se révèlent très efficaces, la plupart du temps en complément d’une psychothérapie. Sur le plan épistémologique, qui plus est, elles représentent un espace intégratif qui relie les neurosciences aux thérapies humanistes, existentielles, analytiques, faisant espérer que le grand fossé et les querelles de chapelles puissent laisser place à un nouveau paradigme.

Philip K. Dick, le premier

Bien avant Underground, Philip K. Dick avait lui aussi imaginé un scénario semblable, celui qui occupe la place centrale de son livre La Vérité avant-dernière. Dans ce roman d’anticipation, des réfugiés d’une guerre nucléaire sont maintenus sous terre, exploités et manipulés par ceux qui, en surface, se sont partagés la planète en leur faisant croire que l’air n’y était toujours pas respirable. Terrible scénario, mais avec la peur, on peut faire croire à peu près n’importe quoi. En effet, on s’adresse alors directement à la partie traumatisée de l’interlocuteur, cette partie terrée en sous-sol, prête à croire que le danger règne, car c’est la seule explication rationnelle à son existence.

C’est à elle, par exemple, que la propagande s’adresse. On en voit quelques résultats dans l’actualité, comme on a pu en constater les effets pendant la crise COVID.

Et si la propagande fonctionne si bien, c’est en partie parce que du fait même de notre condition humaine, à des degrés et des intensités diverses, nous sommes tous et toutes des traumatisés. C’est pour cela qu’il appartient à chacun de nous de reprendre la communication avec celui ou celle qui est encore dans la cave, pour l’inviter à mettre en place un périscope afin de constater que la guerre est terminée, pour l’aider à construire une échelle et – qui sait – grimper prochainement au grand jour.

Pour aller plus loin :

 

Image du bandeau : Peter HPixabay

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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
Directeur du Centre Iinterdiscipliaire de Formation à la Psychothérapie relationnelle