Il est des fictions qui mettraient d’accord les psys de toutes obédiences, non pas sur l’analyse qu’ils en feraient, chacun conservera probablement sa grille de lecture du monde, mais sur ce qui est présenté. Parmi ces œuvres, Vice-Versa, Inside out en anglais, film d’animation des studios Pixar sorti en 2015.
L’histoire : Riley, 11 ans, a grandi dans le Minnesota. Elle fait face à un brusque changement de vie à l’occasion de la mutation de son père qui occasionne le déménagement de la famille à St Francisco. Au bouleversement lié au changement de ses habitudes, de son cadre de vie, à l’éloignement de ses amies, s’ajoute la perte de son univers d’enfant en lien avec les prémices de l’adolescence. La réalité extérieure rejoint donc la réalité intérieure, provoquant un épisode dépressif logique que Riley va passer la majeure partie du film à tenter d’éviter, avec la complicité inconsciente de ses parents. La particularité du film réside dans son mode narratif : le spectateur vit l’histoire depuis le quartier cérébral de Riley, autrement dit à l’intérieur de son corps, et par l’entremise de cinq personnages représentant les cinq émotions de base telles que les a définies – à peu de choses près – Paul Ekman.
Mal aimée tristesse
Nous voici donc embarqués avec Joie, Colère, Peur, Dégoût et Tristesse… Mais personne n’écoute Tristesse, c’est tout le ressort du film. Et pour cause, Tristesse n’est pas marrante ; elle a même tendance à rabattre Joie qui voudrait bien continuer d’occuper la place qu’elle avait jusque-là : Riley est une petite fille espiègle et souriante, tout le monde le dit, il ne faut donc pas que ça change !Mais on ne se débarrasse pas de Tristesse comme d’un mauvais rhume, pour la simple raison qu’elle fait partie de l’équilibre émotionnel de Riley, comme de chacun d’entre nous. Ici c’est à Robert Plutchik qu’on peut se référer, lui qui a développé sa théorie des émotions en un système orienté autour de plusieurs axes.
Et si l’on observe l’axe où se situe la tristesse, on s’aperçoit qu’à l’autre extrémité se trouve la joie. On peut en conclure que la joie n’existe que parce que la tristesse existe en contrepartie, et… vice-versa. Avec la théorisation des émotions de Plutchik, pleurer de joie prend une nouvelle signification : en ressentant une joie intense au point d’en pleurer, je suis probablement en train de contacter la tristesse à l’autre bout de cet axe émotionnel, à l’endroit peut-être où apparaît le manque. Autrement dit, le bonheur m’étreint à l’endroit où je peux enfin ressentir à quel point il m’a manqué.
Joie, parfois mauvaise conseillère
Le discours qu’entend Riley, tant en provenance de son quartier cérébral – sous l’emprise de Joie – qu’en lien avec son environnement, correspond donc peu ou prou à ce que nombre d’enfants entendent chaque jour :
- Ne pleure pas, tu n’as pas mal ;
- Relève-toi, tu es un grand garçon/une grande fille ;
- Tu es forte, plus forte que ça ;
- Tu étais si joyeuse, que se passe-t-il ? (comme Riley se l’entend dire dans le film)
Ce qui donne plus tard le discours – surmoïque, dirait-on en psychanalyse – qu’on peut entendre chaque jour dans les cabinets de psys de France et d’ailleurs :
- Il faut que je rebondisse ;
- C’est passager, je vais reprendre le dessus ;
- Je ne peux pas me permettre de me mettre dans cet état ;
- Tout le monde compte sur moi ;
- Je ne pourrais pas supporter de me voir faible ;
Entre l’option sacrificielle consistant à prendre sur soi, tel Atlas portant le monde sur ses épaules, ou celle du Christ expiant les péchés des humains, et si l’on ajoute la honte de montrer une partie de soi-même dont on est fermement persuadé qu’elle ne pourra pas être tolérée par l’autre, les raisons sont nombreuses pour lutter contre l’émergence de la dépression, on apprend ça dès le plus jeune âge.
Se déprimer pour pouvoir grandir
Or, la santé émotionnelle réside dans la capacité de pouvoir s’abandonner à ce qu’il y a à vivre, sans préjuger de la normalité ou de la pathologie de cet état, en acceptant éventuellement le sentiment de honte et de ridicule y afférant. La dépression n’est pas nécessairement une pathologie, mais la médecine la traite souvent comme telle, reléguant un état nécessaire et réparateur à l’état de maladie qu’il faut vaincre, surmonter, comme s’il s’agissait d’un cancer. Ce que montre brillamment Vice-Versa, c’est que lorsqu’on éjecte Tristesse par la porte, elle revient par la fenêtre. On a beau faire, on ne contrôle pas ses émotions, et tant mieux.
Mais plutôt que la dépression, parlons plutôt de capacité à se déprimer. Ce n’est pas parce que Riley finit par s’abandonner à ses larmes qu’elle passera six mois dans son lit sans pouvoir trouver la force de se lever pour aller prendre une douche ou s’habiller. En revanche, on peut s’interroger sur ce qui adviendrait si Joie et ses compères parvenaient à empêcher Tristesse de reprendre les commandes.
Et si Riley n’avait pas pu pleurer ? Les conséquences seraient probablement plus préoccupantes. À cet âge sensible, cela aurait pu représenter une porte ouverte vers ce que Winnicott appelait le faux-self, ou Helene Deutch les personnalités comme si (as-if personality).
Toute puissance et dépression
La littérature psy foisonne d’excellents textes sur la nécessité de traverser la dépression pour grandir, sur la nécessité de faire face à la perte, au chagrin, à la tristesse. C’est l’un des points sur lesquels Françoise Dolto insistait auprès des parents : il est nécessaire de confronter l’enfant à la perte de sa toute puissance, sous peine d’en faire un tyran. (Il est étonnant de noter qu’il s’agit sans doute du point sur lequel on attaque le plus souvent Dolto, soupçonnée d’avoir favorisé le culte de l’enfant-roi.) L’échec et la dépression, malgré leur connotation négative, sont des vecteurs de la croissance psychique. C’est en faisant leur apprentissage dès le plus jeune âge que l’enfant apprendra à les traverser plus sereinement dans sa vie d’adulte. Cela ne signifie pas qu’il faille placer sciemment l’enfant en situation d’échec, ce qui représenterait au mieux une manipulation, sinon une forme de maltraitance, mais qu’il faut renoncer en tant que parent à le faire grandir en dehors de l’idée qu’il n’existerait pas de limites à sa volonté. Autrement dit, c’est bien souvent le parent qui doit renoncer à sa propre toute puissance, celle qui consisterait à protéger son enfant de l’échec et de la dépression en érigeant autour de lui une bulle de verre qui, loin de le mettre à l’abri, ne fera que le fragiliser. Et en l’occurrence, lorsqu’un enfant témoigne qu’il va mal, il renvoie une forme d’échec à ses parents qui ne sont pas nécessairement assez solides à cet instant pour le tolérer. Ne rien dire afin de protéger ses parents est une stratégie valable du point de vue de l’économie psychique, que Riley adopte pendant une partie du film, jusqu’à être débordée et à fuguer. Lorsqu’on ne peut pas dire, ni vivre ses émotions, il reste à les agir pour que l’entourage prenne conscience.
Sentir, c’est pâtir (Christophe Dejours)
J’ai évoqué plus haut les as-if personality d’Hélène Deutch, et à l’heure actuelle, par le biais de l’image que nous renvoyons sur les réseaux, on pourrait désormais parler de as-if society (société comme si). Dans ce contexte, Vice-Versa remet les pendules à la bonne heure : celle de la nécessité d’être en capacité de vivre des choses douloureuses, négatives, sans qu’il faille les recouvrir immédiatement avec une couche de maquillage positif pour les dissimuler. La vie confronte, bouscule. Éviter de sentir ce qui nous arrive en pataugeant dans un bain de positivité bon marché peut aider à gagner du temps. Les rayonnages de développement personnel regorgent de recettes pour ce faire. Mais à moins de vouloir se diriger ainsi sur le plus court chemin vers un autre terme à la mode : le burn out, se confronter à la vérité de ce que nous ressentons s’avère finalement salvateur et libératoire, à l’image du parcours emprunté par Riley. C’est notamment pour cela que venir en psychothérapie peut être utile : non pas pour gommer, étouffer ou amoindrir l’impact des événements de la vie, mais pour apprendre à trouver son ancrage jusqu’à devenir suffisamment stable, et être en mesure d’y faire face.
Pour aller plus loin :
- Déjà mis en lien plus haut : l’essai de Pierre Félida sur l’éloge de la dépression (oui, rien que ça !) où l’on (ré-) apprend que la vie psychique saine est traversée de passages dépressifs dont nous ressortons grandis et un peu plus autonomes à chaque fois ;
- Pour ceux qui souhaitent en apprendre davantage sur la dépression, et notamment sur ce qui sépare son versant sain de son versant pathologique, le séminaire de J.-D. Nasio offre un bel espace de réflexion dans une forme abordable : 1e leçon ; 2e leçon ; 3e leçon
- Enfin, une analyse du film Vice-Versa sur le versant neuroscientifique
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Pascal Aubrit, psychothérapie relationnelle et coaching à Auvers-sur-Oise (95)
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grauer
Un vrai plaisir ! c’est vivant, captivant, informatif sans lourdeur, bien référencé. On en redemande. Nous tenons avec Pascal Aubry un auteur conteur à suivre.
ADP
Merci pour cet excellent article. Je viens de regarder ce dessin-animé, dont on m’avait dit grand bien. Je n’ai pas été déçu et j’étais heureux de lire une critique.
Etant moi-même assez versé dans le christianisme, je me permets une remarque sur le passage suivant :
« Entre l’option sacrificielle consistant à prendre sur soi, tel Atlas portant le monde sur ses épaules, ou celle du Christ expiant les péchés des humains, et si l’on ajoute la honte de montrer une partie de soi-même dont on est fermement persuadé qu’elle ne pourra pas être tolérée par l’autre, les raisons sont nombreuses pour lutter contre l’émergence de la dépression, on apprend ça dès le plus jeune âge. »
Il est clair que la deuxième option peut être vécue ainsi par un certain nombre de personnes, dont, évidemment, des chrétiens. Je ne remets pas en cause ce fait. Je voudrais simplement porter à votre attention le fait que la théologie chrétienne possède les ressorts pour éviter une telle compréhension.
Il faut remarquer que Jésus s’autorise les larmes (voir par exemple en Luc 19,41, et surtout en Jean 11,35). Jésus s’autorise une forme de déprime, précisément au point même où il va expier les péchés des humains. Il s’autorise à exprimer sa tristesse devant ses plus intimes (voir Marc 14,34) et, dans la prière à son Père, à exprimer ses répugnances (voir par exemple Marc 14,36). Par conséquent, si on y regarde de plus près, la manière qu’a Jésus d’expier les péchés n’est pas de refuser de la tristesse, mais de l’exprimer, de l’intégrer, et d’aller plus loin, poussé par une moteur puissant, à savoir l’amour. De ce point de vue là, la croix de Jésus a ceci de passionnant qu’elle apprend à intégrer l’échec comme un lieu où la vie peut surgir.
J’en parle évidemment très mal, mais je voulais simplement vous signaler ces éléments, qui vont dans votre sens. Si vous avez le temps, allez creuser cet aspect psychologique dans les évangiles. Je suis disponible pour vos remarques.
Pascal
Merci, votre remarque est importante.